Les deux galeristes Léopold Legros et Tancrède Hertzog ne sont jamais là où on les attend. Le premier a fait ses classes auprès d’Olivier de Rohan à qui il a livré sur un plateau le projet de « plus grand musée de France » sur le patrimoine local. Le second, chroniqueur pour la revue La Règle du jeu, prépare une thèse de doctorat à l’École pratique des hautes études portant pour titre : La chapelle Carafa de la cathédrale de Naples (1497-1511) : un écrin de marbre à la gloire de saint Janvier, protecteur de Naples, et du cardinal Oliviero Carafa. Encore étudiants, le duo monte en 2015 la Galerie T&L où ils ont depuis exposé le jeune Arman abstrait des années 1950, Stanley William Hayter, Leonardo Cremonini…
Leur nouvelle exposition, « 69 année érotique », est née après une visite d’« Images en lutte. La culture visuelle de l’extrême gauche en France (1968-1974) » présentée par Philippe Artières et Éric de Chassey [chroniqueur de notre édition mensuelle] aux Beaux-Arts de Paris en 2018. Les paroles de Serge Gainsbourg et de Jane Birkin en tête, les jeunes galeristes décident alors de déplacer le curseur en partant à la quête de dizaines d’œuvres peintes en France, en Italie et en Belgique entre 1960 et 1985 sur un thème pour le moins sulfureux. Dans le catalogue de l’exposition « 69 année érotique », le critique et galeriste Stéphane Corréard signe un essai au titre épicé : « Déboutonner le pinceau ». Il cite Bernard Rancillac au sujet de son exposition « Pornographie » chez Templon en 1969 : « J’avais fait des tableaux politiques (sur le conflit Israël-Palestine par exemple), mais les amateurs d’art ne voulaient y voir que de beaux rapports de formes et de couleurs. Avec la pornographie, malgré eux, ils devaient voir, ils étaient touchés, frappés sous la ceinture : la chose dite passait avant son traitement, et les réactions ont donc été violentes ».
Tout est dit, ou presque. Les deux commissaires ont pris le parti de ne pas rentrer dans les querelles de chapelles ou d’écoles en refusant de se demander si les œuvres présentées participaient ou non au mouvement pop – après tout, les Français de la Figuration narrative ont été intégrés dans « The World Goes Pop » à la Tate Modern à Londres en 2015, qui ne formulait aucune différence entre pop américain, français ou allemand. Si la Figuration narrative est caractérisée par son contenu politique, l’exposition de la Galerie T&L montre bien que ces artistes étaient tout autant préoccupés par la plastique féminine et les néons que par l’anticolonialisme ou le maoïsme. En bon historien de l’art, Tancrède Hertzog s’étonne : « Comment expliquer la double orientation suivante: que des artistes si impliqués dans les luttes sociales de leur temps puissent aussi produire des tableaux érotiques qui ne sont pas montrés comme des discours articulés et critiques, mais présentent la femme-objet pour ce qu’elle est, un motif plastique, un motif provocant? Pour réduire cet apparent paradoxe, il faut considérer que montrer crûment un corps tel qu’il est, voire un peu plus, n’était pas moins contestataire, il y a cinquante ans, que de faire de la " peinture d’histoire(s) " ».
« 69 année érotique » s’ouvre par un grand format de Jacques Monory, Dream Tiger N°5, qui n’avait plus été exposé depuis vingt ans, une allégorie saisissante d’un désir masculin destructeur, face à L’égocentrique d’Evelyne Axell, délicieux assemblage de plexiglas coloré, une affirmation de l’autoérotisme féminin. Parmi la quarantaine d’œuvres exposées, l’une des plus déroutantes est sans doute Charlus de Gérard Schlosser, une grande machine qui frôle l’abstraction où les yeux blancs du teckel lové entre les hanches de sa maîtresse tancent le spectateur sur son voyeurisme éhonté.
« 69 année érotique », jusqu’au 18 janvier 2020, Galerie T&L, en partenariat avec Prisme, 37 rue de Grenelle, 75007 Paris.