Il y a les journées éreintantes, où l’on met cinq heures à l’aller et cinq heures au retour pour expertiser trois terres cuites réalisées par l’ancienne propriétaire qui avait suivi un atelier d’arts plastiques dans sa jeunesse, et il y a les autres. Celles que l’on n’oublie jamais. Il y a quelques mois, Géraldine d’Ouince, commissaire-priseur associée de la maison de ventes De Baecque, envoie à Alexandre Lacroix des photographies format timbre-poste de l’inventaire d’une maison de campagne. Saisi au vif, celui-ci insiste pour voir le plus vite possible un buste qui l’interpelle. Le lendemain matin, devant le 69, rue Sainte-Anne, à Paris, il fait le pied de grue, trépignant d’impatience.
« La recherche m’amuse plus que tout »
Alexandre Lacroix n’est pas un novice. Le fils d’Anne de Bayser et de Jacques Nahmias est né dans le sérail. À 20 ans, il fait ses gammes aux Puces grâce à la confiance paternelle. « Mon père et ma mère, tous deux grands amateurs et collectionneurs de dessins, de tableaux ou encore d’orfèvrerie, ont vu d’un très bon œil cette passion naissante, témoigne-t-il. Ils m’ont dès le début soutenu, financé et fait rencontrer les gens qui comptent dans ce petit monde difficilement accessible pour un tout jeune homme. » Pendant dix ans, il sillonne les routes du lundi au jeudi, déballe ses trouvailles le vendredi matin sur son stand et concourt durant tout le week-end au joyeux tapage des belles années du marché Paul-Bert, à Saint-Ouen. Le grand marchand spécialiste de sculpture Patrice Bellanger le prend rapidement sous son aile : « Je lui dois tout, confie le jeune homme. D’une terre cuite à l’autre, il a formé mon œil et mon goût, mais surtout aiguisé en moi le désir de participer à sa formidable entreprise de redécouverte de certains artistes… Dès l’âge de 25 ans, j’avais bien en tête les listes d’œuvres, artiste par artiste, qu’il restait à découvrir.» S’il poursuit pendant quelques années ses activités de marchand en ouvrant une galerie rue de Penthièvre, à Paris, il est peu à peu sollicité pour ses expertises, à la suite de l’attribution d’une terre cuite anonyme à Jean-Baptiste Carpeaux qui a fait grand bruit. « En prenant de la bouteille, vous apprenez à vous délester des choses qui vous pèsent, explique Alexandre Lacroix. Au fond, posséder pendant quelques jours ou quelques mois un objet était un poids plus qu’un plaisir. L’expertise permet de voir beaucoup plus de pièces et, surtout, de se focaliser sur la recherche, qui m’amuse plus que tout. »
Après avoir fait cavalier seul, il ouvre en 2016 Sculpture & Collection avec Elodie Jeannest de Gyvès, qui vient de quitter l’Agence France-Muséums, où elle œuvrait depuis huit ans à l’enrichissement des collections médiévales du Louvre Abu Dhabi. Le seul cabinet d’expertise parisien dédié à la sculpture du Moyen Âge à nos jours se fait bientôt un nom. En 2017, lors de la vente Camille Claudel chez Artcurial, douze des vingt sculptures sont préemptées. S’il est mordu de terres cuites du XVIIIe siècle, Alexandre Lacroix est encore plus fou de bronzes. Il compte à son tableau de chasse Léda et le Cygne par Corneille Van Clève (Paris, musée du Louvre), Le Nil et le Tibre d’après l’Antique aujourd’hui dans la collection Peter Marino, L’Enfant Jésus endormi de Filippo Parodi entré l’an dernier au Cleveland Museum of Art, le record mondial au marteau pour Rembrandt Bugatti, avec Le Fourmilier, un inédit, L’Allégorie de l’Architecture d’après Giambologna lors de la vente Lafarge ou, plus récemment, La Santa Reparata de Félicie et Hippolyte de Fauveau, préemptée par le musée du Louvre en mars 2019 chez Artcurial.
Un objet hors du commun
Ce matin de mars, en déballant ce buste légèrement plus grand que nature, il sait déjà qu’il s’agit de l’une des rencontres importantes de sa vie d’expert. « La chance de ce métier, c’est de pouvoir vivre pleinement ces moments précieux, explique-t-il. J’ai tout de suite fait part de mon enthousiasme à Géraldine d’Ouince, mais je me suis offert quelques jours de pur bonheur pour faire connaissance avec le personnage. » Son identité, précisée sur une inscription au revers, n’est pas anodine, pas plus que sa provenance. Dans les archives, Elodie Jeannest de Gyvès retrace l’historique de cet objet hors du commun. Commandé en 1610, l’année de la mort d’Henri IV, par Paul Phélypeaux, qui fut ministre de trois rois et de Marie de Médicis, pour orner la chapelle des Trépassés à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois à Paris, et fondu sans doute vers 1630 à la demande de sa veuve, Anne de Beauharnais, le buste apparaît sur un dessin de Robert de Cotte représentant la chapelle familiale des Phélypeaux, où il était placé en hauteur. Avant la fin du règne de Louis XIV, Louis Phélypeaux de Pontchartrain, qui occupa les mêmes fonctions que son grand-père, récupéra la sculpture pour l’intégrer à sa collection d’œuvres de Giambologna, François Girardon et Michel Anguier dans son château à Pontchartrain. Le buste figure ensuite sans interruption dans les inventaires de la famille jusqu’à son passage chez Adelaide-Diane-Hortense Mancini-Mazarin et Louis-Hercule Timoléon de Cossé-Brissac, amant de Madame du Barry, puis, par héritage, chez les Mortemart.
de près, les reprises au ciselet ont un aspect presque impressionniste ; en s’éloignant, la collerette se précise et semble d’une légèreté invraisemblable pour du bronze.
« Au-delà de la fonte, qui est d’une grande maîtrise, explique Alexandre Lacroix, cachant mal son émotion, le travail à froid en ciselure est d’une brillante virtuosité. Les mèches des cheveux sont reprises une à une au ciselet mat, un travail de titan. Ces milliers de minuscules incisions dans le métal font vibrer le bronze et, au toucher, le contraste entre les parties lisses des carnations et celles plus rugueuses du manteau, de la barbe ou de la chevelure a quelque chose de troublant, de charnel, de vivant. Le grain de beauté sur la joue gauche n’est pas anecdotique : Bordoni [son auteur] nous dit là sa probité, son attachement à rendre l’effigie du grand homme au plus près de ce qu’il était, sans aucune glorification. La fraise est à elle seule un morceau de bravoure, un travail d’orfèvre. De près, les reprises au ciselet ont un aspect presque impressionniste; en s’éloignant, la collerette se précise et semble d’une légèreté invraisemblable pour du bronze. »
Depuis juin, le buste a pris la place d’un Judith et Holopherne dans le cabinet ultra-sécurisé du dernier étage de la rue Sainte-Anne. « Je monte régulièrement m’asseoir face à lui et, jour après jour, l’émotion qui se dégage d’un tel chef-d’œuvre ne s’estompe pas, ajoute l’expert. Il s’impose à moi par sa présence, sa force et, au-delà de ce qu’il représente pour l’histoire de l’art, par sa sensualité immédiate. Nous sommes à la fois dans la forge de Vulcain, à la cour d’Henri IV et dans l’atelier de Bordini, au milieu des apprentis sculpteurs à l’accent toscan. » Dans quelques mois, Alexandre Lacroix devra certainement partager ses face-à-face avec Paul Phélypeaux avec des milliers de visiteurs, car il est fort probable que les grands musées se l’arracheront lors de sa vente à l’hôtel Drouot, à Paris, le 20 novembre. Seule une dizaine de bustes en bronze de cette importance sont conservés, et cette redécouverte risque de voler la vedette à Richelieu, qui incarnait seul jusqu’à présent, au musée Jacquemart-André, à la bibliothèque Mazarine et au château de Windsor (en Angleterre), lieux abritant les différentes versions de l’œuvre de Jean Warin, le grand ministre d’état du premier XVIIe siècle.