L’exposition au Broad est votre plus grande rétrospective. Qu’y présentez-vous ?
Contrairement à beaucoup d’autres expositions que j’ai faites, celle-ci n’est pas entièrement liée à l’Iran et à son histoire, et j’en suis très contente. Le parcours est chronologique, mais il montre l’évolution de l’œuvre à la fois sur le plan thématique et sur celui de la forme. L’exposition commence par des pièces qui ont jeté un regard nostalgique sur l’Iran dans les années 1990, après la Révolution islamique [en 1979], à l’image de Women of Allah (1993-1997). Cela montre à quel point mon travail s’est développé alors qu’il m’était devenu impossible de retourner en Iran, lorsque j’ai commencé à faire beaucoup de vidéos, comme Rapture (1999) et Passage (2001). Mais j’ai aussi eu l’opportunité de réaliser une nouvelle œuvre pour la rétrospective du Broad, intitulée Land of Dreams (2019), que j’ai tournée au Nouveau-Mexique. Pour la première fois, cette œuvre parle de moi dans ce pays, explorant les États-Unis du point de vue d’une immigrée iranienne. L’exposition forme donc un tout : je commence par regarder de l’extérieur vers l’Iran et je finis par regarder les États-Unis comme si j’étais également à l’extérieur.
Quelle a été votre première expérience à Los Angeles dans les années 1970 ?
J’avais cette vision de Los Angeles ressemblant à Hollywood. La plupart des Iraniens, à cette époque, avaient une belle image de l’Amérique. Et puis quand j’ai atterri à L.A., ce n’était pas ce à quoi je m’attendais. Je suis tombée dans une profonde dépression et je méprisais tout ce que je voyais. Je voulais désespérément rentrer chez moi, mais ma famille n’était pas d’accord. Et puis la révolution est arrivée et j’ai été un peu perdue derrière la frontière pendant onze ans. Depuis que je suis cinéaste, je me rends bien compte que L.A. est l’endroit où il faut être. Je ressens le buzz dans la ville, il y a le monde de l’art, la communauté iranienne. Donc, il y a une certaine forme d’attraction pour moi dans le fait d’être là, mais je ressens encore ce sentiment si sombre de me sentir abandonnée à Los Angeles.
L.A. est-il en train de devenir une capitale artistique ?
Absolument. Le Broad lui-même est un endroit très important, et la combinaison des différents musées, galeries et artistes qui y sont installés en font un lieu fantastique. L.A. est maintenant un peu en avance sur New York à bien des égards. New York est en train de devenir plus compliquée –très chère et blue chip. Les petites galeries ont des difficultés et les galeries de taille moyenne ferment leurs portes. Beaucoup d’artistes quittent la ville, déménagent à Brooklyn ou sur la côte Ouest. L.A. semble prospérer avec ses activités plus underground. La diversité des artistes et des différentes communautés qui y travaillent est tout simplement incroyable, sans parler du monde du cinéma à l’intérieur et à l’extérieur de Hollywood.
Los Angeles compte la plus importante communauté iranienne en dehors d’Iran. Que cela représente-t-il pour vous d’exposer dans ce contexte ?
Mon exposition invite les Iraniens à se pencher sur leur propre histoire, mais aussi sur leur propre statut d’immigrants aux États-Unis. Ma dernière œuvre nous interroge sur le fait que les Iraniens sont coincés dans ce pays et montre à quel point nous sommes vulnérables. En fait, il s’agit de la tension entre les États-Unis et l’Iran, puis d’immigrants pris au piège.
Parlons de cette nouvelle pièce, Land of Dreams.
Il s’agit d’une femme iranienne qui est essentiellement une extension de moi-même. Photographe iranienne et immigrante, elle fait du porte-à-porte dans une petite ville américaine et demande à prendre des portraits. Mais après avoir photographié les gens, elle leur pose des questions sur leurs derniers rêves. Dans la vidéo, elle rencontre de nombreux types de personnes : des Amérindiens; un vieux militaire; une religieuse; un immigrant et ainsi de suite. Elle apporte ensuite mystérieusement ces rêves et ces portraits dans une colonie iranienne surréaliste nichée dans une montagne,où des gens analysent en secret les rêves du peuple américain. Elle est presque une espionne, mais c’est aussi une médiatrice. La pièce est une sorte de satire politique, une comédie très sombre.
Comment l’œuvre est-elle présentée ?
Il s’agit de deux vidéos de vingt minutes chacune : l’une est la rencontre avec les Américains et l’autre montre la protagoniste en train de travailler dans cette colonie iranienne fermée. Ensuite, il y a toute une salle de photographies qu’« elle » a prises (que j’ai évidemment prises). Les images sont en noir et blanc et sont accompagnées de textes en farsi, comme pour mes précédentes photographies. L’écriture relaie le rêve de chacun.
Où la vidéo a-t-elle été tournée ?
Au Nouveau-Mexique, nous sommes allés dans la nation Navajo et avons trouvé cette montagne sacrée spectaculaire où est filmée une partie de la vidéo. L’intérieur de la montagne ressemble à une centrale électrique. Il y a ce genre de sentiments chez Fritz Lang, et l’esthétique est proche du Procès d’Orson Welles [1962]. L’autre vidéo a été tournée à différents endroits, dont Las Vegas, Albuquerque et Farmington. J’ai choisi le Nouveau-Mexique à cause du cadre désertique –cela ressemble à l’Iran à bien des égards. Parfois, vous ne savez pas si vous êtes en Iran ou aux États-Unis.
Que pensez-vous des tensions actuelles entre l’Iran et les États-Unis et des sanctions prises par les Américains ?
Cet antagonisme perpétuel entre les deux cultures est tellement absurde… Pour moi, le démon vit des deux côtés. Le gouvernement américain ressemble chaque jour davantage au gouvernement iranien. Je suis coincée des deux côtés, d’une certaine manière. À l’heure actuelle, les sanctions tuent l’Iran, pas seulement le gouvernement, mais également le peuple, qui tente désespérément de trouver une solution. Et aux États-Unis, mon Dieu, c’est l’enfer. Les problèmes sont profonds : la corruption, le système de santé, l’éducation, le problème de la pauvreté. La situation des Amérindiens, par exemple – les endroits où ils vivent, le manque d’emplois – est inouïe. La façon dont ce gouvernement tourne le dos aux gens tout en apparaissant comme le « leader supérieur » du monde… Je ne peux même pas trouver de mots pour ça. Les médias américains diabolisent les autres cultures, les mexicains, les musulmans. C’est ce que fait aussi l’Iran : les deux pays utilisent l’image de l’ennemi pour distraire les citoyens de leurs problèmes internes. La satire politique doit être le meilleur moyen de régler le problème.
« Shirin Neshat. I Will Greet the Sun Again », 19 octobre 2019-16 février 2020, The Broad, 221 S. Grand Avenue, Los Angeles (États-Unis).
Shirin Neshat. Looking for Oum Kulthum», 6 novembre 2019-5 janvier 2020, Association Azzedine Alaïa, 18, rue de la Verrerie, 75004 Paris.