« Le chemin se fait en marchant ». Dans une des salles de l’exposition qui lui est consacrée à la Maison européenne de la photographie, à Paris, Ursula Schulz-Dornburg a fait calligraphier, à même le mur, ces mots du philosophe chinois Zhuang Zi. Sans doute faut-il entendre cet aphorisme dans plusieurs sens. À 81 ans, la photographe allemande bénéfice pour la première fois en France d’une rétrospective, forte de plus de 250 œuvres réalisées entre 1980 et 2012. Même si certains se souviennent d’avoir vu quelques-unes de ses images en 2008, au musée d’art moderne de Paris, dans le cadre de l’exposition collective « Objectivités - La photographie à Düsseldorf », même si ses photographies figurent dans les plus grandes collections, de la Tate Modern à Londres à l’Art Institute de Chicago ou du Museum Ludwig de Cologne, le chemin de la reconnaissance publique est long pour cette artiste qui trace depuis cinquante ans une voie singulière. Long aussi est le chemin qu’a parcouru cet œil voyageur, chemin qui l’a conduit sur les sites des anciennes cités de Mésopotamie, sur les routes d’Arménie bordées d’arrêts de bus délabrés, dans les chapelles chrétiennes de l’ancienne Espagne islamique, dans les ruines des sites d’essais nucléaires soviétiques au Kazakhstan, sur les traces du chemin de fer abandonné de Hedjaz en Arabie saoudite, autrefois destiné à relier Damas à La Mecque, jusqu’au site de l’ancienne cité de Palmyre, peu de temps avant qu’elle ne soit détruite par les fanatiques de Daech.
Des cartes géographiques sont reproduites dans les salles, ainsi que des documents historiques qui attestent d’anciens partages de territoires. Cette documentation confirme que l’on se trouve confronté à bien autre chose qu’un accrochage de photographies. Ce qu’expose Ursula Schulz-Dornburg, c’est un condensé d’histoire dans ces terres d’Asie et du Proche-Orient qui sont aujourd’hui en proie au chaos, c’est un inventaire sans appel de civilisations menacées, d’empires déchus, de frontières saccagées, de sociétés en voie de disparition, c’est un mille-feuille de désastres à lire à l’aune de paysages malmenés, irradiés, scarifiés, semés de ruines ou de structures à l’abandon. « Ursula se concentre sur la construction du pouvoir à travers les infrastructures et l’environnement bâti, mettant en lumière la façon dont ces structures physiques survivent aux empires qui les ont érigées. Elle interroge aussi l’impact de l’homme sur la nature, les liens de cause à effet entre les contingences politiques et la destruction de l’environnement et des ressources naturelles », explique Shoair Mavlian, la commissaire de l’exposition.
La charge est d’autant plus sévère que l’œuvre, à la croisée du documentaire et de l’approche conceptuelle, est menée avec un grand laconisme. Native de Berlin mais installée à Düsseldorf de longue date, Ursula Schulz-Dornburg a été ramifiée presque trop naturellement à l’école de Düsseldorf. De la même génération que les Becher, dont elle n’a jamais été l’élève, elle a retenu la leçon du sujet isolé dans le cadre, de la présentation sérielle et de la lumière neutre, excluant toute ombre ou dramaturgie. Mais l’artiste revendique bien davantage l’influence du mouvement américain des « New Topographics », avec cet intérêt pour la photo paysagère quand elle est traversée par des enjeux sociaux, politiques, ethnographiques. La galerie Luisotti, qui la représente à Los Angeles, s’occupe d’ailleurs également de l’Estate de Lewis Baltz, un photographe avec qui elle partage le goût des vues en plan large sans repère spatial, une sensibilité sculpturale face au bâti qui semble relever de l’avant-garde minimaliste, une maîtrise rare du tirage avec des gammes infinies de gris, et surtout, un sens absolu de l’accrochage.
Outre des assemblages fulgurants et des blancs entre les images non moins éloquents, Ursula Schulz-Dornburg a une façon bien à elle de disposer très bas certaines de ses photographies et d’offrir aux visiteurs de petites chaises en bois pour se caler à bonne hauteur. On perçoit alors à quel point ses images sont autant des compositions formelles, fondées sur des géométries simples et séculaires, qu’une matière à réflexion sur la nature cyclique des guerres et des ravages de l’homme sur cette planète, l’hier n’étant qu’une préfiguration du pire à venir, et le présent, l’écho d’un passé encore mal cicatrisé.
« Ursula Schulz-Dornburg. Zone Grise / The Land in Between », jusqu’au 16 février 2020, Maison européenne de la photographie, 5/7 rue de Fourcy, 75004 Paris.
Sur le parvis de la gare de Lyon, exposition de deux séries d’Ursula Schulz-Dornburg « Transit Sites, Armenia », jusqu’au 16 février 2020.
Catalogue : Ursula Schulz-Dornburg. The land in between, Éd. Mack, essai de Shoair Mavlian et de Simon Baker, 290 p., 50 euros