La visibilité du travail d’Abdelkader Benchamma (né à Mazamet en 1975) a connu un important accroissement ces derniers mois, notamment avec son entrée à la Galerie Templon, accompagnée d’une monographie (« Engramme », en mars 2019), ainsi que de plusieurs expositions (Couvent des Bernardins, Nuit Blanche 2018, Collection Lambert à venir). Son travail reste cependant marqué par une grande unité dans ses préoccupations et ses formes depuis ses débuts à la galerie Agnès b. Il s’est amplifié et a accentué certains traits dont témoigne ostensiblement l’exposition « Fata Bromosa », actuellement présentée au musée régional d’art contemporain Occitanie / Pyrénées-Méditerranée à Sérignan et dont Sandra Patron et Clément Nouet sont les commissaires. Le parcours se déroule en trois temps, chacun occupant un espace dédié de façon quasi exclusive. Le premier est une salle où six grands dessins accrochés aux murs s’accordent par une homogénéité visible. Il s’agit de traits caractéristiques du travail de Benchamma, dessinant des formes indéfinissables et symétriques, ondulant voire vibrant de façon synchrone, faisant immédiatement penser à des tests de Rorschach. Il s’agit pourtant dans l’esprit de l’artiste de rappels de dessins naturels, géologiques en particulier, que l’on trouve par exemple dans les marbres. L’artiste a réalisé cette exposition à la suite d’une résidence à la Villa Médicis à Rome, soutenue par la région Occitanie et la DRAC, où son attention aux formes géologiques s’est portée sur les marbres qui ornent les églises de la Ville éternelle. Puisque ces formes créées par la nature au cours de l’évolution de la croûte terrestre ne sont que la conséquence d’accumulation d’amas organiques (coquillages) au cours du temps, ces dessins ne peuvent pas être qualifiés au sens strict d’abstractions, mais plutôt d’imitations plus ou moins fidèles et d’attention à ce que la nature produit de mystérieux dans son évolution minérale. Roger Caillois déjà collectionnait les pierres à images, mémoires de vies et stratifications quasi éternelles. Il ne s’agit pas non plus de monochromes, puisque le noir varie en intensité sur ces papiers, oscillant vers le brun ou le rouge, voire parfois le bleu.
La deuxième salle, plus petite en taille, développe une douzaine de dessins encadrés associés à des interventions in situ de l’artiste directement sur les murs, créant un « effet de lien » dedans-dehors entre les pièces exposées, les unissant de façon tentaculaire. On y trouve l’intérêt de Benchamma pour des fictions qui questionnent la croyance et la réalité, la croyance en la réalité même. On y trouve aussi, à force d’attention, des galaxies et des ovnis, des êtres perdus dans les espaces dignes de Beckett et des espèces de galaxies fictives. On est alors entre le mystère et la science, à la limite floue entre l’entendement et l’imagination. Une série en particulier retient l’attention : Benchamma est intervenu de façon insidieuse sur des gravures de Daumier elles-mêmes mystérieuses à la base, y ajoutant, sans trop que l’on puisse toujours discerner qui a réalisé quoi, ici un pseudo-ovni, là une apparition terrestre. La croyance de tous dans le monde semble se dérégler, comme c’est parfois le cas, à l’exemple de l’épisode qui s’est déroulé à Los Angeles à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, quand l’armée américaine a pointé toute une nuit ses lumières et ses armes vers le ciel, tirant sur rien, ou sur ce que l’on voulait voir, ovni ou signe de Dieu. Des renvois à la foi musulmane, l’attitude religieuse plus généralement, mais aussi les références à la science ou aux dédales d’Internet apparaissent dans l’exposition, comme dans ces dessins inspirés d’images circulant sur la toile, visiblement modifiées, où les crédules, touchants, cherchent à déchiffrer un supposé mot directement écrit par Dieu dans un arbre ou au milieu d’une tempête.
La troisième salle atteint le but préparé par les deux premières, permettant une immersion totale dans le dessin de Benchamma. Chaussé de pantoufles hygiéniques – à la différence du Collège des Bernardins où l’on pouvait en gardant sa dignité déambuler ses chaussures au pied –, le visiteur parcourt dans la pénombre le fil complexe et sans ordre apparent des dessins proposés par l’artiste, disposés en mosaïque comme d’immenses pixels. On croit alors voir un paysage fracturé, mais l’absence de repères désoriente le visiteur. Un effet de pavement ou de tapis vient de plus accentuer le sentiment de mettre ses pieds sur quelque chose de précieux. Le dessin a quitté le cadre, puis quitté les murs. En s’émancipant du papier, il montre la solution trouvée par l’artiste pour faire de cette technique souvent minimaliste et préparatoire une fin en soi occupant des espaces de grande échelle.
« Abdelkader Benchamma. «Fata Bromosa» », jusqu’au 19 avril 2020, Musée régional d’art contemporain Occitanie / Pyrénées-Méditerranée, 146 avenue de la plage, 34410 Sérignan.