En Suisse romande, Edward Hopper avait déjà eu droit à plusieurs rétrospectives. La dernière, en 2010, se déroulait à la Fondation de l’Hermitage à Lausanne. En Suisse alémanique en revanche, le peintre américain n’avait étrangement jamais été montré. « C’est une œuvre que l’on connaît mal, même aux États-Unis, explique Sam Keller, directeur de la Fondation Beyeler à Riehen, petit village cossu tout près de Bâle, qui consacre donc à l’artiste sa première exposition de ce côté-ci de la Suisse. L’idée nous est venue lorsque nous avons reçu en prêt permanent Cape Ann Granite, une toile de 1928. Il nous est apparu évident que ce travail dont le corpus est assez modeste – Edward Hopper a peint en tout et pour tout 366 tableaux – méritait qu’on s’y attarde. » L’institution helvète a pris le parti de ne présenter que des paysages peints entre 1909 et 1965.
L'EXPOSITION FAIT DÉCOUVRIR UN HOPPER EN IMMENSE PAYSAGISTE ALORS QUE SON ŒUVRE TEND TROP SOUVENT À SE RÉSUMER À SES SCÈNES URBAINES UN PEU TRISTES
Même si Hopper a produit quelques chefs-d’œuvre dans cette catégorie (Cape Code Morning, Lighthouse Hill), ses tableaux les plus célèbres (on pense au fameux Nighthawks) n’ont pas fait le voyage jusqu’à Riehen. Ce qui n’est pas plus mal. Les stars n’éclipsent pas ainsi des travaux que, pour certains, personne n’avait jamais vus : des dessins et des aquarelles que la Fondation Beyeler montre pour la première fois. Et qui font découvrir un Hopper en immense paysagiste alors que son œuvre tend trop souvent à se résumer à ses scènes urbaines un peu tristes et à ses personnages solitaires. La soixantaine de tableaux exposés en collaboration avec le Whitney Museum of American Art de New York sont réunis par thématiques : les arbres, les bords de mer, les maisons… Ce qui permet de constater l’importance du réalisme européen, que l’artiste découvre au contact de Robert Henri, son professeur à la New School of Art de New York. Une influence qui se concrétise à partir des années 1906-1910 lorsque, séjournant à Paris, Hopper voit les tableaux de Gustave Courbet, ceux des impressionnistes Alfred Sisley et Pierre-Auguste Renoir et les paysages de Paul Cézanne. Chez Hopper, les arbres, les herbes et les rochers sont des décors représentés en aplats de couleur. Souvent conçus en plans larges, ses paysages sont composés de longues horizontales parfois rompues par un élément vertical : un poteau sur une route, un poste d’aiguillage ou par les fameuses pompes à essence rouge vif qui percent le crépuscule de son chef-d’œuvre : Gas. Cette œuvre mal connue est peut-être aussi mal regardée. Pour le prouver, Sam Keller s’arrête devant Two Puritans. Le tableau représente trois arbres et deux maisons blanches dans ce style typique qu’affectionnait Hopper. « Remarquez déjà le titre qui personnifie des objets d’architecture. Observez ensuite les façades et la barrière », déclare Sam Keller. Les premières n’ont pas de vitres aux fenêtres et leurs portes sont comme murées. Et aucun portail n’ouvre la seconde. De la même manière, sur d’autres toiles, les poteaux télégraphiques n’ont pas de fils. Ces absences participent ainsi au mystère de cette œuvre que l’on décrit volontiers comme mélancolique. Mais tout comme les regards des personnages chez Hopper tendent vers un sujet que le peintre a décidé de cacher au spectateur, c’est à ce dernier que l’artiste délègue le soin de remplir les manques.
On l’a dit, Edward Hopper a peu peint au cours de sa carrière. « Il avait beaucoup de temps libre, explique Ulf Küster, commissaire de l’exposition. Il allait voir beaucoup de films ». Cette passion se retrouve dans certains formats en « cinémascope » de ses toiles, la manière d’éclairer les scènes et de cadrer ses compositions. Mais aussi dans les moments que le peintre a choisi de représenter, sorte d’arrêts sur image d’histoires en train de se dérouler. Le cinéma justement… Wim Wenders a découvert Hopper à la fin des années 1970. « Il a été pour moi une source importante d’inspiration, autant par son affinité avec le cinéma tant dans ses thèmes – le paysage américain ou la vulnérabilité existentielle de l’homme au XXe siècle – que dans la lumière et ses cadrages », explique le réalisateur allemand. Invité par la Fondation Beyeler, il a tourné Two or Three Things I Know about Edward Hopper, court-métrage de 14 minutes en 3D qui imagine ce qui se passe avant et après le tableau. Ou plutôt les tableaux (Gas, Summer Evening, Morning Sun) que Wenders a choisi d’enchaîner. « Le film comme la peinture sont des arts à deux plans, observe le cinéaste. L’emploi de la technologie 3D était pour moi une manière de créer un objet qui ne soit ni vraiment l’un ni vraiment l’autre. »
« Edward Hopper », jusqu’au 17 mai, Fondation Beyeler, Baselstrasse 77, Riehen, Suisse.