Voir autant d’archanges triomphant, de martyrs au supplice et de madones en gloire en une visite au Petit Palais, à Paris, qu’en un séjour à Naples ne laisse pas indemne. L’exposition consacrée à Luca Giordano (1634-1705) est étourdissante. Une fois remis de cette première impression, le visiteur peut s’immerger dans un océan de peinture, guidé par une habile scénographie qui laisse toute la place nécessaire à la contemplation des grands formats, omniprésents. Première rétrospective dédiée à ce géant du baroque napolitain en France, l’exposition nous permet enfin de naviguer dans cette œuvre immense, en montrant près de quatre-vingt-dix toiles.
« Le maître napolitain plonge avec la même facilité dans les ténèbres que dans les nuées. »
Genèses
Dès la première salle, le visiteur est frappé par la virtuosité du jeune Giordano, qui développe ses facultés en les confrontant à celles des maîtres qu’il estime. Quelques-uns de ses pastiches, à la manière tantôt d’Albrecht Dürer, tantôt de Raphaël, sont exposés en guise d’introduction. Exécutés à partir d’estampes, ils connaissent un certain succès en Italie et lui permettent de bientôt mettre son talent au service de grandes commandes, où la demi-mesure n’est plus de mise… Devant ces immenses tableaux d’au-tel, le visiteur est terrassé par la puissance de l’image, comme le dragon par l’archange saint Michel. Dans le contexte de la Réforme catholique, où l’efficacité des représentations est primordiale, il est passionnant d’observer les audaces de Giordano. Exceptionnellement prêté par le Museo del Tesoro di San Gennaro (Naples), l’archange en argent du sculpteur Lorenzo Vaccaro semble directement sorti d’une composition du peintre. Ce jeu d’échos permet également de comprendre la genèse du style de Giordano, à travers une galerie dédiée à la veine naturaliste du peintre napolitain. Si l’influence de Caravage est palpable, comme dans le Christ à la colonne, inspiré de la Flagellation du Christ peint par Caravage pour l’église San Domenico Maggiore (Naples), c’est l’œuvre de l’Espagnol José de Ribera qui s’avère centrale dans les années 1660. L’accrochage, à Paris, des deux versions d’Apollon et Marsyas, l’une par Ribera, l’autre par Giordano, est un événement qui mérite à lui seul la visite de cette exposition. Ces deux chefs-d’œuvre, envoyés par le Museo nazionale di Capodimonte (Naples), montrent bien – si besoin était – que l’élève peut égaler le maître. En face, une autre variation sur un thème de Ribera révèle l’émulation, voire la concurrence suscitée à Naples, dans le sillage du peintre espagnol. Mattia Preti et Giordano rivalisent en effet d’inventivité pour représenter Le Martyre de saint Pierre de la manière la plus saisissante possible. Le corps de l’apôtre crucifié, baigné d’une lumière crue, est comme pro-jeté vers le visiteur.
L’affirmation d’un maître
Une salle est ensuite réservée à saint Sébastien, quintessence de la figure du martyr et dont trois figures dialoguent de la même manière : la première est exécutée par Ribera pour la chartreuse San Martino de Naples, alors que les deux autres révèlent l’appropriation par Preti et Giordano du même motif. Conservé au Palais Fesch-musée des Beaux-Arts (Ajaccio), le Saint Sébastien de Giordano confirme la volonté d’introduire la lumière caravagesque dans le baroque napolitain. Le traitement « réaliste » des chairs, en dépit de la noblesse et de la sérénité du visage, la grande attention portée aux corps dolents s’expliquent en partie par le drame qu’a traversé Naples quelques années plus tôt, en 1656, lorsque la ville fut touchée par la peste. Peintres et commanditaires sont alors profondément marqués par ce fléau, la souffrance leur apparaissant comme un préalable au Salut. On comprend mieux, dans un contexte si violent, l’omniprésence du sang, des larmes, des saints martyrs ou intercesseurs dans les sujets confiés à Giordano.
Le plus célèbre d’entre eux est sans doute le grand retable commandé par le vice-roi de Naples, à la suite de l’épidémie : Saint Janvier intercédant pour la cessation de la peste de 1656. Le saint est représenté implorant le ciel de mettre un terme aux ravages de la peste, tandis que,sous la nuée qui supporte sa génuflexion, les corps s’amoncellent à hauteur d’homme, en jonchant le parvis de l’église Santa Maria del Pianto. L’effet dramatique produit est incomparable, les macchabées grisâtres contrastant avec la chape éclatante du saint protecteur, réputé pour avoir déjà sauvé la ville de l’éruption du Vésuve en 1631. Giordano explore ainsi les tréfonds de la précarité de la figure humaine et de l’humilité de sa condition. Dans la tradition de Ribera, il peint les philosophes, musiciens ou grands savants de l’Antiquité comme des marginaux. Ptolémée, par exemple, est exposé aux côtés d’autres figures aux mines patibulaires, toutes représentées sur un fond sombre, comme surgissant de la pénombre. Mais le maître napolitain plonge avec la même facilité dans les ténèbres que dans les nuées. Fasciné par ce qu’il voit à Rome, il emprunte autant à Ribera qu’à Rubens ou Pierre de Cortone, et développe avec succès une technique alternative, claire et éblouissante, qui s’épanouit avec une grâce particulière autour de 1680. Il offre ainsi au grand spectacle de la dévotion napolitaine deux pièces maîtresses : Saint François Xavier baptisant les Indiens et La Madone au baldaquin. Le peintre investit l’espace contraint de la toile avec une telle aisance qu’il semble toujours vouloir sortir de ses limites. C’est ce qu’il fait à la même période, lorsque lui est confié le décor de la galerie des Glaces du Palazzo Medici-Riccardi de Florence, dont l’immense voûte peinte à fresque fait la réputation dans toute l’Italie, et même au-delà. Appelé en Espagne en 1692, Giordano y travaille pendant dix années, peignant inlassablement pour le monastère Saint-Laurent-de-l’Escurial (Madrid) ou la cathédrale Sainte-Marie de Tolède.
Une ample oeuvre baroque
Tout au long de l’exposition, le visiteur est marqué par l’étendue des capacités de l’artiste, son pinceau lui permettant de traiter avec autant d’habileté les sujets religieux que les scènes mythologiques, passant sans difficulté de la représentation d’un martyr sanguinolent à celle d’un corps glorieux, ou d’une Vierge en prière à une Vénus alanguie. Ariane abandonnée et Diane et Endymion, prêtés par le Museo Civico di Castelvecchio de Vérone, doivent davantage au Titien ou au Corrège qu’à Ribera. Ces compositions témoignent toujours d’un goût prononcé pour la représentation des corps, mais d’une façon radicalement différente : la volupté se substitue au supplice, et la fraîcheur des coloris confère à ces toiles une grande sensualité. Là encore, les choix iconographiques surprennent par leur liberté, et certains sujets manifestent une réelle perméabilité baroque entre les tourments et la tendresse. Dépeints avec légèreté, Lucrèce et Tarquin troublent par leur ambiguïté. L’étendue de l’œuvre de Giordano est telle qu’il paraît difficile d’en saisir tous les aspects,même en quatre-vingt-dix tableaux. L’un des rares dont on peut regretter l’absence est celui du Kunsthistorisches Museum de Vienne, La Chute des angesrebelles, qui aurait été du plus bel effet aux côtés d’Apollon et Marsyas (l’un devenant archange, l’autre, un ange déchu). Parmi ses multiples mérites, dont celui de nous faire espérer l’organisation prochaine d’un accrochage des dessins de Giordano, l’exposition dévoile une récente trouvaille, Caïn maudit après la mort d’Abel. Réattribuée en 2013 par le marchand Michel Descours, cette importante toile de Giordano est judicieusement placée à proximité du Bon Samaritain, prêté par le musée des Beaux-Arts de Rouen et redécouvert, quant à lui, au milieu du siècle dernier.
« Luca Giordano (1634-1705). Le triomphe de la peinture napolitaine », 14 novembre 2019-23 février 2020, Petit Palais, avenue Winston-Churchill, 75008 Paris.