Dans les années 1980, j’ai commencé à collectionner la photographie. Cette collection, que je continue d’enrichir, est en grande partie constituée de tirages de photographes que j’ai connus, avec lesquels j’ai entretenu des rapports d’amitié ou de camaraderie, et pour lesquels, bien sûr, j’ai de l’admiration. Souvent, je leur propose un échange mais pas toujours. Prévaut la volonté de retenir la photographie qui résume l’essentiel de la démarche de son auteur, sans pour autant être la plus représentative, la plus évidente.
J’ai choisi cette œuvre en me disant : « Si j’ai cette photo, j’ai tout Witkin, tout y est. inutile d’en avoir d’autres. » étrangement, elle contient davantage que toutes les autres réunies.
L’objet dont je voudrais parler est une photographie de Joel-Peter Witkin [photographe américain né en 1939], acquise à l’occasion de la dernière édition de Paris Photo. J’apprécie l’homme autant que l’artiste. Toutefois, je ne possédais encore aucune de ses œuvres. Sur le stand de la galerie Baudoin Lebon était présenté un ensemble de photographies de Witkin très typiques de son travail : des créatures à la beauté inquiétante dans des mises en scène théâtrales. Nude with Raised Arms, NYC était un peu à l’écart. J’en ai tout de suite été très épris. Elle est simple et classique. On y voit une femme nue, assise, qui fixe l’objectif avec mélancolie. La photo date de 1973, alors qu’il est étudiant à la Cooper Union (New York) : Witkin ne fait pas encore du Witkin. Il n’y a pas d’accessoires, pas de recours aux symboles, pas d’effets de collage. Pourtant, elle porte en elle quelque chose de son œuvre à venir. À l’aide de quelques éléments – le corps féminin aux lignes pleines, le visage maquillé du modèle, son regard troublant, la dramaturgie de la lumière –, il parvient déjà à créer l’atmosphère érotique et macabre qui deviendra la clé de voûte de son esthétique. Je l’ai choisie en me disant : « Si j’ai cette photo, j’ai tout Witkin, tout y est. Inutile d’en avoir d’autres. » Étrangement, elle contient davantage que toutes les autres réunies.
Cataloguer le monde
L’une de mes obsessions a toujours été de trouver mon chemin, sans me perdre dans la multiplicité de l’univers. Depuis mon enfance à Lugano, petite cité du Tessin, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’horizon n’a cessé de s’élargir. Zurich, Paris, New York… Tant de pays, tant de villes, tant de paysages, tant de femmes.! Comment capter tout ça ? Comment contrôler ce trop-plein ? Mû par le désir de cataloguer le monde, j’ai compris que la photographie était un très bon moyen de maîtriser les choses. À l’école, nous devions apprendre par cœur des passages entiers de La Divine Comédie de Dante. Au fond, cet ouvrage, qui a tant marqué ma jeunesse, recèle une ambition similaire : celle de livrer une vision exhaustive du monde. Non que je compare mon travail à ce chef-d’œuvre de la culture occidentale, mais j’y vois son empreinte, qui est celle de mon éducation. J’identifie d’ailleurs une même volonté de contenir le monde chez de nombreux photographes que j’admire, à l’exemple d’August Sander. Dans la série Menschen des 20. Jahrhunderts [Hommes du XXe siècle], il a pour folle ambition d’embrasser l’humanité entière.
Cette soif de catalogage explique certainement la variété des sujets que j’ai traités, du photoreportage au portrait en passant par la photographie de rue, les images de sculptures ou la mode. Derrière tout cela se dessine l’hypothèse d’une reconnaissance, dans les deux sens du terme : la reconnaissance de ce que j’ai déjà à l’esprit et qui surgit sous mes yeux, et la reconnaissance presque providentielle d’être parvenu à le saisir. Cette reconnaissance implique le principe d’une antériorité de l’image qui, soudain, apparaît au photographe dans un temps très court, là où le peintre ou l’écrivain disposent d’un temps beaucoup plus long pour exprimer cette antériorité de la vision. Ainsi, un portrait n’est jamais la personne photographiée, c’est l’idée que le photographe se fait de la personne. Il faut aussi rappeler combien la photographie est, par essence, liée à la mort. Dans sa manière de fixer pour l’éternité l’instant que le photographe a reconnu et qui déjà a disparu, elle est profondément nostalgique. Difficile, à ce propos, de faire plus sépulcrale que l’œuvre de Witkin !
Ma mère, psychanalyste d’origine viennoise, a vraiment été très importante pour moi. On peut dire qu’elle m’a formé. Tout cela me rappelle un mot allemand, un mot très joli, qu’elle aimait beaucoup : Zusammenhänge, c’est-à-dire les relations, les rapports entre les choses. Ces rapports secrets que la photographie contribue à dévoiler, avec bien plus d’ambiguïtés que le langage, m’intéressent beaucoup. Quand une œuvre entre en ma possession,je revois totalement l’accrochage de mon petit musée personnel. Car, au voisinage des autres pièces de la collection, ce tirage de Witkin, au même titre que telle photographie d’Arthur Penn ou de Roger Ballen, révélera lui aussi de nouveaux Zusammenhänge.