Après La Solitude Caravage en 2019, Yannick Haenel poursuit son immersion dans l’expérience intérieure de la peinture avec un essai inattendu, Adrian Ghenie. Déchaîner la peinture. L’écrivain se confronte ici à un peintre roumain de 42 ans jouissant d’une renommée déjà forte dans le monde de l’art contemporain, mais qui n’hésite pas à s’attaquer aux déchirures du XXe siècle dans une œuvre téméraire exprimant les pires angoisses imaginables.
Les réflexions eschatologiques de Haenel sur « la courbure criminelle de l’Histoire moderne » développées dans Tout est accompli, qu’il cosigna l’an passé avec François Meyronnis et Valentin Retz, se poursuivent ainsi dans cette exégèse incisive d’un artiste agençant les cauchemars de l’histoire. Dans la série The Collector, ce dernier se focalise sur Hermann Göring, qui apparaît en esthète démoniaque contemplant des tableaux dans des intérieurs rougeâtres. Dans l’une d’elles, un corps flottant dans les airs fait allusion à son suicide, mais aussi à L’Archange prussien, œuvre dada qui représente un soldat postiche suspendu au plafond. En se concentrant sur des personnages sur-signifiants, de Vladimir Ilitch Lénine aux époux Ceausescu, en se peignant lui-même, endormi, observé par Adolf Hitler entouré de loups, Adrian Ghenie accule les torsions de Francis Bacon à d’inquiétantes mutations, dans un monde dénaturé sorti de l’espèce humaine, comme celui perçu par David Lynch. Installé à Berlin, ville symptôme, Ghenie affirme travailler sur les vides des tragédies récentes, ces béances laissées par les régimes dictatoriaux dont les effets sur le temps présent ne sont jamais vraiment abordés. Mais il remonte plus loin en s’arrêtant sur Charles Darwin, le concepteur de la théorie de l’évolution et de la sélection naturelle dévoyée par les nazis.
Ghenie afirme travailler sur les vides des tragédies récentes, ces béances laissées par les régimes dictatoriaux dont les effets sur le temps présent ne sont jamais vraiment abordés.
Il apparait vieux et apeuré, confronté à un satyre ou perdu dans un jardin. Plus sinueux et retors encore, Ghenie peint des portraits de lui-même en Darwin. Vincent van Gogh, figure héroïque, mais non moins trouble, est aussi un axe essentiel de cette traversée de l’histoire. Le Hollandais visionnaire des temps modernes inspire à Haenel ses pages les plus haletantes, celles dont l’objet est son Peintre sur la route de Tarascon, achevé en 1888, détruit en 1945 à Dresde, dont la reproduction obséda Bacon, qui en fit ses Études pour un portrait de Van Gogh en 1957, avant qu’Adrian Ghenie ne reprenne le flambeau dans On the Road to Tarascon. À chaque fois, il s’agit d’affronter le soleil, de regarder fixement ce qui tue, mais amène par le sacrifice de l’artiste une rédemption dont la peinture témoigne.
Yannick Haenel, Adrian Ghenie. Déchaîner la peinture, Arles, Actes Sud, 160 pages, 35 euros.