Comment vivez-vous personnellement ce confinement ?
Mon mode de vie est d’habitude très nomade, et quand je suis à Paris, je suis principalement ancrée au cœur du Palais de Tokyo. J’aime être au plus près de mon équipe, voir les projets se construire, les œuvres naître au sein de ce territoire extraordinairement vaste qui appelle à la déambulation. Je suis passée d’un état où je faisais des kilomètres par jour à la stagnation et cette crise affecte profondément ma façon de travailler, d’être reliée aux autres. Je me sens portée par l’esprit du lieu, la dynamique de l’équipe, des artistes, des monteurs qui donnent vie aux œuvres, des médiateurs et des personnels d’accueil qui transmettent et ouvrent les portes du Palais à nos visiteurs. Le Palais de Tokyo est un lieu ouvert où l’art s’expérimente, se vit organiquement. C’est comme une histoire d’amour avec un lieu, un projet qui doit se poursuivre autrement, de façon dématérialisée, cette nouvelle aventure qui a commencé à mon arrivée en septembre est à nouveau mise en veilleuse, après un premier ralentissement avec les grèves de décembre. Cet espace-temps inédit, qui génère un flux de travail ininterrompu, est aussi paradoxalement une bouffée d’oxygène, l’assouvissement d’un rêve inavouable, celui d’avoir le temps de plonger plus en profondeur dans l’œuvre des artistes, de préciser les orientations à venir pour le Palais de Tokyo, qu’il capte au mieux le Zeitgeist de ces temps bouleversés.
Le Palais de Tokyo doit continuer, même fermé, à être une caisse de résonance du monde contemporain et de la pensée des artistes
Comment votre institution s’est-elle organisée ?
L’équipe a été extraordinairement réactive et solidaire. Nous avions été déjà très vigilants lors de la Fashion Week qui s’était déroulée au Palais de Tokyo fin février. Une partie de l’équipe est en télétravail. Nous tentons d’être reliés au mieux par visioconférence, WhatsApp, courriels, etc., jusqu’à l’application Houseparty ! Tout à coup, le téléphone qui semble être la forme la plus obsolète de communication face à toutes ces applis semble être le plus à même d’exprimer par la seule voix l’émotion qui transparaît nécessairement à travers les conversations professionnelles, qui visent au mieux à réorganiser notre travail, affirmer notre réflexion. Il rend palpable, même à distance, combien cette crise nous affecte, infléchit certains de nos projets, nous pousse à exprimer l’essentiel. L’inquiétude, l’angoisse, l’espoir, le désir d’un réel printemps, la tentation au contraire d’entrer en hibernation s’infiltrent dans cette réorganisation très complexe. La durée du confinement laissera certainement du temps, générera je l’espère du vide, de l’ennui, des bifurcations, des remises en question qui seront humainement et artistiquement salutaires.
L’art est essentiel mais n’est pas vital et le rituel des applaudissements dans la nuit remerciant ceux qui sauvent tous les jours des vies, dans ces immenses salles de spectacle à ciel ouvert que nous partageons malgré le confinement avec nos voisins ou des inconnus, nous rappelle la chance, le privilège que nous avons de travailler dans une institution culturelle, nous permet de relativiser les obstacles que nous devons maîtriser pour assurer au maximum la continuité de notre activité et rester solidaires des artistes, galeries, et indépendants en première ligne de la fermeture des lieux de culture.
Sur quels projets travaillez-vous pendant cette période ?
Comment tenter de faire circuler cet ADN du Palais autrement, comment rendre palpable l’énergie qui s’est déployée avec tant de générosité lors de l’ouverture des nouvelles expositions en février, traduire l’univers des artistes, Ulla von Brandenburg, Kevin Rouillard, Nicolas Daubanes et tous les artistes qui lancent des cris d’alertes dans « Notre Monde brûle » ? Le Palais de Tokyo doit continuer, même fermé, à être une caisse de résonance du monde contemporain et de la pensée des artistes. Nous sommes mobilisés actuellement à faire jaillir cette polyphonie de voix à travers les réseaux sociaux, notre site Internet, YouTube.
Trois artistes de « Notre Monde brûle » dévoilent les coulisses de leurs œuvres : Sara Ouhaddou questionne la rémanence de la mémoire, la disparition des traditions artisanales au Maroc ; Wael Shawky entrelace les rêves et les mythes avec les strates de l’histoire ; Amina Menia tisse un parallèle entre l’histoire du football algérien et les soubresauts politiques du pays. La radio R22 crée par Abdellah Karroum est une plateforme de débats, d’interviews, d’archives et de prise directe qui propose au public de suivre le travail des artistes présents dans l’exposition à travers de nombreux podcasts. Ulla von Brandenburg offre le visionnage en ligne de son dernier film, Le Milieu est bleu, niché au cœur de son exposition. Tourné au Théâtre du Peuple de Bussang, dans les Vosges, il explore les notions de rituel, de communauté, dans ce théâtre populaire crée à la fin du XIXe siècle dont la devise, « Pour l’art, pour l’humanité », résonne avec force aujourd’hui.
Le Palais de Tokyo développe aussi une réflexion de fond sur sa médiation
Quels dispositifs avez-vous ou allez-vous mettre en place pour rester en contact avec le public ?
Nous dévoilons par exemple les coulisses de la vie du Palais de Tokyo en offrant une traversée secrète des espaces cachés du Lasco Project, territoire d’expérimentation pour une centaine d’artistes. Nous proposons de téléporter les célèbres et parfois loufoques ateliers Tok-Tok et la médiation du Palais de Tokyo à la maison, afin de découvrir, apprendre, réfléchir, méditer et créer... depuis son canapé ! Transformer son lieu de vie en lieu de création, voire de rêverie pour les plus petits dans cette période de repli. La vingtaine de propositions affirme un esprit Do-It-Yourself (Fais-le toi-même) et Do-It-Together (Faisons-le ensemble) stimule la créativité en proposant aussi bien des recettes de peinture comestible, de tisane relaxante, des contes Tokés sur l’oreiller directement inspirés par les œuvres qui habitent les expositions. Le Palais de Tokyo développe aussi une réflexion de fond sur sa médiation, intégrant le mieux-être, l’art therapy dans ces propositions et travaille à l’ouverture d’un espace dédié à ces pratiques à l’automne 2021. Nous proposons d’ores et déjà durant cette période de confinement un atelier de relaxation et de méditation avec une médiatrice thérapeute énergéticienne. Ces propositions sont directement inspirées par les expositions du Palais de Tokyo, parfois inventées par les artistes eux-mêmes, comme des playgrounds qui puisent dans l’univers d’Ulla von Brandenburg et proposent des ateliers de chant et de danse par vidéo.