Cet hiver-là, une petite pneumonie avait bourgeonné dans son poumon gauche. Il avait entamé un deuxième protocole d’antibiotiques, le premier s’étant avéré insuffisant. Il commençait à se sentir mieux, mais il était encore faible, et dès huit heures du soir, il l’était profondément. Néanmoins, il tenait à voir Anna et assister à son vernissage à Chelsea. Ils avaient prévu de se retrouver de bonne heure pour un apéritif Downtown ; ils pourraient discuter un moment, puis prendre un taxi ensemble vers le vernissage. Il ferait un tour à la galerie en vitesse, puis rentrerait se coucher à Brooklyn au plus vite – encore un taxi. (Depuis son infection au poumon, il s’autorisait à se payer des transports privés sans culpabiliser. De fait, il pensait souvent aux taxis ; autrement il n’aurait peut-être pas écrit Le Cavalier polonais). Cependant, il prendrait le métro ligne B jusqu’à Manhattan.
Quitter son appartement était comme sortir du noir d’une salle de cinéma ; il était sujet à cette ultrasensibilité que provoque la réémergence au monde après une longue période de réclusion, les lampadaires étonnamment brillants, une sirène alentour étonnamment bruyante. Aurait-il écrit cette nouvelle s’il n’avait été dans cet état en retrouvant Anna ?
Devant son eau gazeuse à lui et son verre de vin à elle, il demanda à Anna comment s’était passé l’accrochage de l’exposition, comment elle avait fini par décider de présenter sa série autour du tableau monumental d’Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne. Il avait vu quelques versions antérieures de ces toiles dans son appartement (également son atelier) au 203 Rivington, dans le Lower East Side. (Les premières fois qu’il avait rendu visite à Anna, il avait eu une impression de déjà-vu, avant de finir par se rappeler que lui et sa femme avaient passé deux nuits dans cet immeuble – dans l’appartement d’un ami d’un ami, dont la configuration était identique à celui d’Anna – quelques années auparavant. S’il n’y avait pas eu cette coïncidence, il n’aurait peut-être jamais, etc.)
Le livre de Judith – canonique pour les catholiques et les chrétiens orthodoxes, banni par les protestants et les juifs – raconte comment Judith, une belle et courageuse veuve, s’insinue dans les bonnes grâces d’Holopherne, un général assyrien. Une nuit, alors qu’Holopherne est plongé dans l’hébétude de l’ivresse, Judith, accompagnée de sa femme de chambre, se faufile dans sa tente et lui tranche la tête, sauvant par là même son village de Bethulia, qu’Holopherne avait prévu de saccager. La scène est couramment représentée, mais il savait que la version de Gentileschi était connue à la fois pour la violence et la force du tableau, et du fait de son interprétation en tant que « tableau de vengeance » pour le viol de l’artiste par Agostino Tassi, un collègue du père d’Artemisia, le peintre Orazio. Tassi était un professeur de Gentileschi ; de nombreux commentateurs devinent leurs traits dans ceux des personnages.
Lorsqu’il regarda les reproductions de la « Judith » de Gentileschi avec Anna, il s’aperçut que la violence lui paraissait moins flagrante dans le sang qui gicle que dans le front plissé de Judith, sa façon d’exprimer, en plus de la rage, l’effort physique qu’il y a à découper os et chairs ; il compara la toile – les versions sont souvent comparées – au tableau de Caravage, dans lequel la délicate Judith semble couper dans du beurre. (Le tableau de Gentileschi avait initialement été jugé si violent qu’il avait été relégué à « un coin sombre » du palais Pitti ; il est maintenant dans la galerie des Offices. Une autre version de la « Judith » de Gentileschi est accrochée à Naples, et ce dédoublement avait peut-être été à l’origine de l’idée qu’Anna avait eue d’utiliser cette image comme point de départ d’une série.)
Il parla avec Anna du penchant de Gentileschi pour les portraits de femmes – des femmes fortes – dans la plupart de ses toiles, du penchant historique des critiques à remettre en question son travail et la véracité de son viol (et le procès qui s’ensuivit, lors duquel l’authenticité de son témoignage fut « confirmée » sous la torture) – une des raisons pour lesquelles Gentileschi devint une figure importante du féminisme chez les artistes et les historiennes de l’art. Elle devint également une figure populaire : il existe un film, plusieurs romans et pièces de théâtre sur «Artemisia». Lorsqu’il regarda les compositions d’Anna, tout un réseau d’interférences se propagea dans son esprit : la ou les toile(s) originale(s), le récit biblique, le viol historique, l’histoire de la réception du tableau et la réinterprétation constante de ladite réception de la part des spécialistes comme du grand public où Gentileschi apparaît tour à tour en héroïne ou en victime, brouillant ainsi les frontières entre l’art et la vie.
Il vit aussi, comment n’aurait-il pu voir, le retour de la décapitation – du spectacle de la décapitation – en tant qu’expression contemporaine de la violence. Au début du XXIe siècle, il lui semblait qu’une scène de décapitation ne pouvait ne pas évoquer la soi-disant guerre mondiale contre le terrorisme et ses répercussions, la confrontation entre les fondamentalismes respectifs de l’est et de l’ouest, et le rôle des (nouveaux) médias dans la dissémination du terrorisme, l’idéologie. Lorsqu’il regarda les séries d’abstraction qu’Anna avait créées à partir de – et les variations sur – la « Judith » originale, son sentiment quant au contenu symbolique de la violence qui y était dépeinte ne cessa de fluctuer. Au plus réaliste, les toiles lui semblaient d’abord lisibles en tant que commentaires sur Gentileschi et la question du genre ; mais avec juste assez d’abstraction, il y voyait – par-dessus ou par-delà son contenu – une capture d’écran d’une vidéo de Daech. À la limite du non-figuratif, la violence disparaissait pour céder la place à un champ de force, un mouvement dépolitisé. La façon dont Anna alternait les traits et les genres à travers sa série de tableaux et les collages photo attenants – ici un homme à barbe remplace Judith ; là une photographie manipulée du visage d’Anna elle-même, à peine reconnaissable, apparaît dans la posture d’Holopherne – l’incitait à revoir sa lecture de la brutalité sur un mode politique, le regard plongé dans les toiles. (Et puis son mélange de la peinture baroque et des technologies numériques – la toile de maître croisée aux filtres des iPhone ou de Snapchat.)
Dans le bar, au fond d’une banquette sombre, Anna lui raconta que l’accrochage s’était raisonnablement bien passé, hormis le fait qu’elle ait travaillé, comme à son habitude, avec acharnement, jusqu’au tout dernier moment, les tableaux au mur (accrochage, pendaison, décapitation ; le vocabulaire était capital, punitif ). Pour tout dire, lui avoua-t-elle, elle avait repris deux des tableaux de l’exposition après qu’ils avaient déjà été accrochés pour les retoucher dans son appartement – elle avait l’impression qu’une note de bleu n’était pas assez lumineuse.
Il raconta à Anna que sa difficulté à se séparer de ses tableaux lui rappelait l’argument de Michael Fried dans Le Moment Caravage – une analyse que Fried fonde en partie sur une interprétation de la « Judith » de Caravage – selon lequel il y a une forte relation symbolique entre le traitement pictural de la décapitation et le problème du peintre à « rompre » avec le tableau une fois achevé. Fried suggère que toutes les scènes de décapitation dans l’œuvre de Caravage et ses pairs reflètent, entre autres choses, l’angoisse de la popularisation, à ce moment historique, du tableau de galerie – l’œuvre d’art amovible et autonome. Il réfléchit à haute voix, se demandant si Anna n’avait pas été attirée par la scène de décapitation précisément parce qu’elle présente à la fois une réflexion sur la peinture en tant qu’activité (lui-même faisait souvent l’éloge de son « exécution ») et sa difficulté à se séparer de ses toiles (les laisser pénétrer le système des galeries), si préoccupé était-il par l’énoncé de sa propre pensée qu’il faillit ne pas l’entendre dire – posé- ment, presque en passant – « J’ai laissé mes tableaux dans un Uber ».
Il la dévisagea, incrédule. Elle était épuisée, elle s’expliqua ; elle avait sauté hors de la voiture; le temps qu’elle arrive devant la porte du 203 Rivington, elle s’était rendu compte de ce qu’elle avait fait, mais c’était trop tard ; la voiture avait filé; elle avait envoyé un SMS au chauffeur, mais quand il avait fini par revenir, les tableaux avaient disparu, récupérés par les passagers qui avaient pris le Uber après elle ; le chauffeur lui avait dit qu’il ne pouvait divulguer aucune information sur les passagers suivants, qu’il fallait contacter le service client d’Uber ; ce qu’elle avait fait, avec l’aide de la galerie, qui avait fait pression comme elle avait pu, mais Uber avait refusé de les aider, refusé de divulguer la moindre information ; elle était allée à la police sur le conseil d’Uber – un homme sympathique du nom de Sergent Paradise (est-ce que j’inventerais un nom pareil ?) avait pris sa déposition – mais c’était peine perdue, il ne restait qu’à compatir, etc.
Anna et lui quittèrent le bar, hélèrent un taxi jaune, et se dirigèrent le long de la 10e avenue vers le vernissage, où deux des toiles seraient, pour ceux qui étaient au courant, des absences en présence. Il ne voulait pas minimiser la perte des toiles – bien qu’Anna elle-même, hormis son énervement contre Uber, semblait en avoir fait son deuil – mais il avait l’impression qu’il y avait quelque chose de conceptuellement riche, et peut-être même beau, dans cette histoire. « Peut-être toi et Liz » – Liz Magic Laser, une amie vidéaste qu’Anna et lui avaient en commun – « pourriez-vous faire un court-métrage de ce qui s’est passé, et essayer de récupérer les tableaux. » Ça pourrait faire partie de l’exposition, la décapitation théâtralisée de la série. Peut-être que la soustraction des tableaux, avança-t-il – au risque de paraître indélicat, ou au contraire rassurant – ajoute quelque chose à l’œuvre dans son ensemble.
L’exposition, quoi qu’il en soit, était splendide, et d’autant plus profonde, pensa-t-il, du fait des absences qui la hantaient. Mais il se mit à avoir froid, et à transpirer. Plusieurs de ses connaissances étaient arrivées, dont Liz. Il lui raconta rapidement, à l’oreille, l’histoire des tableaux perdus, et comment ils pourraient faire l’objet d’un film ou une vidéo géniale. Il eut l’impression qu’elle appréciait son idée, mais aussi qu’elle le regardait, lui et sa pâleur, avec inquiétude. Il avait sûrement de la fièvre. Il se fraya un passage hors de la galerie, à travers les portes vitrées étincelantes, et il héla un taxi, imaginant, comme la ville défilait auprès de lui, où pourraient être accrochés les tableaux étêtés à cette heure-ci.
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Cependant il ne cessait de remplacer les tableaux perdus dans sa tête avec deux autres toiles d’Anna. Quelques années plus tôt, il avait écrit un article pour la monographie Anna Ostoya : il y commentaitLe Baiser I et II. Ces grandes toiles représentent deux hommes qui s’embrassent, le critique Benjamin Buchloh et l’artiste conceptuel Lawrence Weiner ; elles sont tirées d’un instantané. La qualité quasi anachronique des tableaux, avance- t-il dans son article, neutralise le simple trait d’humour de Buchloh et Weiner. « Remarquez, par exemple, » écrit-il :
comment dans Le Baiser I Ostoya s’est débarrassée de l’éclairage institutionnel et criard de la photographie pour renverser la luminosité à l’arrière du tableau et produire une sorte d’effet de contre-jour ; un puits de lumière dans le style Annonciation émerge de l’espace entre la barbe de Weiner et le cou de Buchloh ; entre leur front et l’arête de leur nez, son éclat est presque aveuglant ; on dirait un Caravage cubiste, ou un Georges de La Tour cubiste (le dédoublement des tableaux évoque également l’œuvre d’un peintre plus traditionnel, accoutumé à retravailler le même sujet, la même scène religieuse...) L’expertise du traitement de la lumière ennoblit la scène, transpose la photo humoristique dans le contexte historique des ambitieuses huiles sur toile ; (le plus commun des baisers entre deux hommes dans l’histoire de l’art doit être celui de Judas et Jésus, même s’ils ne font que s’embrasser sur la joue); ou observez – pour souligner la répar- tition méticuleuse de la toile – comment le baiser intervient là où deux formes triangulaires forment un point de contact particulièrement visible ; (Ostoya a élidé le rictus surpris de Buchloh dans la photo) ; le centre affectif de la toile coïncide également avec un endroit d’intense abstraction géométrique...
Lorsqu’il regarda les images du Baiser le lendemain matin du vernissage – après avoir avalé ses antibiotiques, et plus que la dose recommandée de Dayquil –, il remarqua aussi que les partitions angulaires de lumière ressemblaient à des lames. Il se souvint avoir lu quelque part qu’on disait des morts par décapitation qu’ils avaient « baisé le bloc ». (Avec Gentileschi en arrière-plan, il vit aussi, pour la première fois, la relation qu’entretient Le Baiser avec Suzanne et les vieillards). Dans son article sur les tableaux du Baiser, il avait également noté comment « un baiser représente la limite formelle de l’échange verbal 1 ; un baiser peut faire taire ; Ostoya a peint ces deux immenses figures patriarcales (à plus d’un titre) de l’art d’après-guerre, ces « maîtres du discours », dans un instant suspendu de mutisme exubérant, leur dialogue interrompu ». Une décapitation, inutile de le rappeler, est aussi la limite formelle de la parole et de la vue (Buchloh et Weiner ferment les yeux pour s’embrasser); et du baiser de Judas au Bacio della morte le baiser lui-même peut être le prélude d’une exécution. Ces questions et encore bien d’autres – en ce qui concerne le genre et le pouvoir, la peinture et la photographie – liaient les tableaux du Baiser dans son esprit aux toiles oubliées dans le Uber.
Depuis plusieurs années, il était obsédé par la relation qu’entretient la fiction avec les autres arts, en était venu à penser la fiction comme pratique curatoriale, un médium dans lequel on peut mettre en scène des rencontres avec d’autres médias, réels ou imaginaires ; pour lui, la fiction était principalement ekphrastique. Elle permettait de tenter une sorte d’expérience duchampienne dans laquelle la non-fiction – un paragraphe de critique, un poème préexistant ou existant ailleurs – pourrait se voir transposé dans une tout autre diégèse et engendrer une suite d’effets imprévisibles. En outre, il lui semblait que le vieux médium de la littérature se prêtait particulièrement bien à l’émergence des nouvelles technologies, leurs ramifications sociales, par sa faculté à dépeindre de nouveaux modes de communication, leur dissémination – leur façon de réorganiser l’espace social, d’abolir certaines distances, d’en établir d’autres. Enchevêtrer un vieux médium comme la peinture, par exemple, et le nouveau « capitalisme de plateforme » d’Uber, permettrait de repenser les systèmes, conflictuels et fluctuants, qui régissent nos vies contemporaines.
Il écrirait une version de l’histoire d’Anna, se dit-il, quelque chose pour passer le temps pendant que l’infection de son poumon se résorbait ; il y introduirait une version de lui-même, un écrivain qui tente de récupérer les toiles perdues à travers la littérature. Mais il ne voulait pas décrire les vrais tableaux perdus ; il ne savait pas si Anna ou sa galeriste apprécierait, et il avait le sentiment, à tort ou à raison, que la complexité de l’histoire de Gentileschi étoufferait la nouvelle. Intuitivement, il lui semblait que, d’un point de vue métaphorique, un baiser perdu ancrerait davantage le récit qu’une décapitation perdue, voire même pourrait se substituer au baiser ekphrastique des genres, et de ce fait il décida de faire perdre à Anna, qu’il appellerait « Sonia », Le Baiser Iet II, enchevêtrant ainsi son écriture critique sur Anna et son écriture fictionnelle sur Sonia. Mais lorsqu’il se mit à écrire, il se rendit compte que Buchloh et Weiner étaient tout aussi étouffants que Gentileschi, qu’ils imposeraient de faire des digressions et produire des explications esthétiquement injustifiées. Il avait besoin que Sonia oublie des toiles fictives dans un Uber.
En survolant un article en ligne sur les commentaires flatteurs de Donald Trump au sujet de Vladimir Poutine, il se souvint soudain que sa critique des tableaux du Baiser pour Anna Ostoya l’avait fait penser aux images d’hommes puissants qui s’embrassent, le menant à la photographie – et la peinture de la photographie sur le mur de Berlin – du « baiser de la fraternité socialiste » entre Brejnev et Honecker, une image qu’Anna avait quelque part en tête quand elle réalisa ses toiles. Et si les tableaux perdus dans la nouvelle étaient semblables formellement aux tableaux du Baiser d’Anna, mais représentaient Brejnev/Honecker au lieu de Buchloh/Weiner ? Ainsi le travail de Sonia était presque celui d’Anna – une variation sur celui-ci. Et là, toute une thématique de la guerre froide s’ouvrit à lui comme il se mit à taper sur son clavier. Il finit une première ébauche de la nouvelle en quelques jours – les antibiotiques faisaient effet – et l’envoya à Anna par email.
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Une des choses qui l’avaient toujours fasciné en matière de littérature ekphrastique était le fait que l’auteur puisse inventer l’objet qu’il décrit. Le critique John Hollander appelle ces descriptions d’objets impossibles ou non-existants, des instances d’ekphrasis « notionnelle ». Du reste, on pourrait aisément affirmer que l’élément fondateur de l’ekphrasis dans la tradition occidentale – la description du bouclier d’Achille par Homère dans l’Iliade – n’est autre, en ce sens, que « notionnel ». Comme beaucoup de lecteurs l’ont noté avant moi, personne – ou du moins aucun mortel – ne saurait fabriquer en métal le bouclier que décrit Homère. Et ce n’est pas seulement de par la quantité invraisemblable de détails que recense Homère, ou du fait des échelles et perspectives incompatibles ; c’est aussi parce qu’Homère réclame du bouclier une fonction narrative ou auditoire qu’il est difficile d’imaginer actualisée. Un « chant d’hyménée » monte de toutes parts à un moment donné, des « sauteurs chant[ai] ent », « des flûtes et des cithares » résonnent, etc. Il y a aussi de nombreux discours : querelles, débats, allocutions publiques. Les hommes « se disput[ai]ent », « les plaideurs » se défendent tour à tour. La temporalité est bancale et complexe. En outre, ce passage fondateur semble avoir pour but de démontrer que les arts du discours sont supérieurs aux arts plastiques précisément parce que le langage peut décrire un bouclier qui ne saurait être fabriqué, ou en tout cas pas par un mortel. On peut faire remonter la notion de rivalité dans l’ekphrasis – ou de « parangon » pour citer le terme qu’affectionne le critique James Heffernan – à cet épisode. Quand il pensait à la relation de sa fiction avec les arts visuels, il se voyait à la fois en proie à ce modèle « parangonal » et en lutte pour en sortir.
Les tableaux fictifs de Sonia étaient notionnels, mais inextricables du réel travail d’Anna. Les tableaux d’Anna, et pas seulement son expérience de leur perte, avaient largement inspiré sa nouvelle – la façon dont ses tableaux contraignent au silence ou décrivent cette contrainte par le baiser ou le baiser de la lame, tout en soulevant des questions importantes sur la relation entre les genres et le pouvoir discursif. D’une certaine manière, sa nouvelle était déjà une collaboration avec Anna puisqu’elle dépendait de son travail et de leurs conversations. Mais comme le concède la nouvelle, l’idée même de remplacer des tableaux (perdus) par le langage est à la fois sexiste et potentiellement parangonale – et pas seulement parce que cette nouvelle raconte l’histoire d’un homme écrivain et d’une femme peintre, et pas non plus seulement parce que les œuvres en question – celles d’Anna comme celles qu’il a inventées – parlent d’hommes puissants et de la vie de Gentileschi – mais aussi parce que l’ekphrasis a souvent été associée au pouvoir masculin prêtant voix au mutisme ou à la beauté codés comme féminins.
Nombreux critiques ont souligné que la tradition de l’ekphrasis tend à imaginer les relations esthétiques comme une guerre des sexes. L’exposé de W.J.T. Mitchell sur l’ekphrasis, par exemple, affirme qu’il s’agit d’un genre littéraire typiquement caractérisé par un poète masculin qui répond – parfois violemment, parfois avec ambivalence – à une œuvre visuelle perçue comme féminine. Il y a ce que Mitchell nomme « espoir ekphrasistique » – le désir du langage à rendre compte du pouvoir de l’image, un désir souvent représenté dans le poème comme un désir d’union sexuelle– et ce qu’il nomme « angoisse ekphrastique », la notion que le langage et l’image périclitent l’un dans l’autre, angoisse qui pétrifie le poète, le transforme en pierre. La joute entre verbe et image est souvent pensée comme une joute sexuelle. L’essai de Barbara Johnson Muteness Envy argue qu’une grande partie de la littérature occidentale peut être tracée à la « scène primitive » de la poursuite de Daphné par Apollon ; pour éviter le viol, Daphné se transforme en laurier, ce qui la préserve de l’agression, au prix de sa voix. Apollon prend une branche du laurier, qui devient « signe de l’accomplissement artistique » – Daphné ne peut pas s’exprimer, mais Apollon s’exprime pour toute l’éternité à travers la poésie. Inutile de dire que le fantasme de s’exprimer au nom de – comme chez Keats, que Johnson analyse brillamment, où le poète s’exprime principalement pour jalouser le mutisme – n’est jamais anodin. Il vint à constater que les tableaux d’Anna – le baiser Buchloh/ Weiner, les variations à partir du Gentileschi – « parlent » ouvertement de cette problématique de l’aphonie, décrivent le mutisme, mais ici le mutisme des hommes puissants.
Frenhofer et Theobald sont « défaits » par le désir d’immortaliser l’image de la beauté féminine et ces auteurs en un sens perpétuent et mettent en garde contre cette sorte de fantasme masculin d’une main-mise esthétique sur la beauté féminine. Jusqu’à quel point, se demanda-t-il lors de ses conversations avec Anna et son travail, le narrateur du Cavalier polonais opère-t-il dans le cadre historique du fantasme masculin intimement lié à la tradition ekphrastique ? Est-ce ironique qu’il y décrive, y fasse l’éloge, d’une femme qui parodie un baiser entre deux hommes ?
Le printemps était enfin arrivé ; ses poumons étaient à nouveau florissants ; les bourgeons sur les arbres ; la nouvelle sous épreuves. Anna et lui étaient allés voir l’exposition « Unfinished » (Inachevé) au Met Breuer et marchèrent lentement de retour Downtown. La nouvelle aussi semblait inachevée, au sens où, hors de la fiction, en dialogue avec Anna, ou peut-être au dedans et en dehors de la fiction simultanément, ils souhaitaient amplifier et complexifier ces questions de genre et d’ekphrasis. Ce fut au cours de cette promenade qu’ils discutèrent de la possibilité qu’Anna peignent les peintures qu’il avait inventées, recréant à l’envers l’objet ekphrastique de la fiction, un geste qui transformerait radicale- ment la nouvelle sans en altérer un seul mot.
Vers la fin du Cavalier polonais, le narrateur écrit :
Le présent texte prendra un tout autre sens s’il accompagne les tableaux retrouvés au lieu de les remplacer... Et, si les tableaux ne réapparaissent jamais, nous publierons ceci, le récit de leur perte et de leur recouvrement à travers la littérature – nous en ferons un petit livre avec des photos de l’accrochage montrant les deux tableaux avant que Sonia ne les décroche pour les nettoyer. Ou peut- être les repeindra-t-elle ?
À travers sa réalisation des tableaux notionnels/perdus, Anna récupérerait ses œuvres, et transformerait la nouvelle. Ou faut-il imaginer qu’Anna ayant « repeint » les tableaux perdus de Sonia ? Dans les deux cas, la « récupération » n’est plus le fantasme initial du narrateur pour qui le langage prend la place de l’image. Au contraire, c’est la nouvelle qui se retrouve en quelque sorte récupérée par la peinture, un contexte fictionnel pour l’œuvre authentique plutôt qu’une instance d’ekphrasis notionnelle prouvant la supériorité de la littérature. Ceci implique un renversement de la temporalité ekphrastique habituelle ; ici l’image vient après le langage sans être simplement illustrative. Le langage n’a pas le dernier mot, ou il a le dernier mot, mais quelque chose survient par la suite : l’éloquence de la peinture du mutisme lui répond.
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Ce texte est paru en américain dans The Polish Rider, en collaboration avec Anna Ostoya, publié par Mack Books en septembre 2018. Il fait référence au livre Le Cavalier polonais publié aux éditions Allia (septembre 2018) et traduit de l’américain par Violaine Huisman. Ben Lerner (né en 1979 à Topeka, dans le Kansas) est l’auteur de recueils de poèmes et de deux romans, Au départ d’Arocha et 10:04, parus en français aux Éditions de l’Olivier.