Comment vivez-vous personnellement ce confinement ?
Je suis à Paris. Je me sens privilégié par rapport à beaucoup d’autres personnes.
Comment la Fondation Cartier s’est-elle organisée ?
Pour nous qui tissons des partenariats en Chine et en Italie, le confinement n’a pas été une surprise totale, car nous avons suivi au quotidien l’évolution de la situation dans ces deux pays dès le mois de janvier compte tenu de nos projets à Shanghai et Milan. Dès la mi-février, nous avons donné des instructions pour encourager le télétravail. Fort heureusement, tous les outils dont nous disposons nous le permettent.
C’EST UNE EXPÉRIENCE ENRICHISSANTE, UNE AUTRE FAÇON D’ORCHESTRER LE COLLECTIF
Cependant, c’est toute une autre façon de travailler qu’il faut réinventer. Inventer un rythme nouveau. Je suis très vigilant à maintenir l’activité sans mettre une pression inutile sur les équipes : il est vain de s’agiter, alors que nous avons si peu de prise sur les événements. Il faut prendre en compte le stress qu’occasionne chez chacun de nous la situation globale, l’inquiétude pour les proches et les collègues, ainsi que les situations personnelles, notamment les personnes ayant des enfants, des problèmes de santé ou les personnes isolées vivant dans de petits appartements. Dans cette période de crise, le maintien du lien professionnel et le soin que nous prenons les uns des autres sont très importants. Nous nous parlons donc tous régulièrement par visioconférence ou par téléphone, individuellement et en groupe. C’est une expérience enrichissante, une autre façon d’orchestrer le collectif. Enfin, il est essentiel pour nous de nous projeter dans l’avenir, et le confinement nous en donne l’opportunité, en nous invitant à prendre du recul, à prendre le temps de la réflexion et même de la rêverie.
Sur quels projets travaillez-vous pendant cette période ?
Lorsque le confinement a débuté, nous présentions à Paris l’exposition de la grande photographe brésilienne Claudia Andujar, « La Lutte Yanomami », qui devait se terminer en mai. Puis, nous devions dévoiler en juin la nouvelle série de peintures de Damien Hirst. Notre programmation est bien évidemment bouleversée. Nous prenons le temps d’évaluer la réorganisation du calendrier sans trop nous perdre dans de vaines conjectures, mais en étant réalistes et en ayant à l’esprit la préoccupation d’honorer nos engagements et nos choix. Nous réfléchissons ainsi avec les artistes aux nouvelles dates de leurs expositions boulevard Raspail. Nous travaillons aussi à la réorganisation de la programmation à Milan où, dans le cadre du partenariat avec la Triennale, nous devions cette semaine inaugurer l’exposition « Les Citoyens, un regard de l’artiste argentin Guillermo Kuitca sur la Collection de la Fondation », dont le titre trouve une résonance toute particulière aujourd’hui.
PRENDRE APPUI AUJOURD’HUI,C’EST POUR NOUS LIRE, ÉCOUTER,VOIR, CÉLÉBRER LES GRANDS ÉCLAIREURS AVEC LESQUELS LA FONDATION FAIT ROUTE DEPUIS DES ANNÉES
Même chose à Shanghai où nos projets 2020 sont différés. Aucun n’est annulé, tous sont reportés. Travailler sur des hypothèses, penser un rythme nouveau est mobilisateur et réconfortant pour les équipes et cela inaugure peut-être des échanges inédits avec les artistes, dans le partage et la conscience des choses que nous faisons ensemble.
Pour nous projeter dans le futur, nous ressentons le besoin de trouver des points d’appui pour appréhender le présent. Prendre appui aujourd’hui, c’est pour nous lire, écouter, voir, célébrer les grands éclaireurs avec lesquels la Fondation fait route depuis des années. Je pense au message profond que nous adresse Claudia Andujar, sur la survie du vivant, la survie des indiens Yanomami et de la terre-forêt, message qui aujourd’hui prend une nouvelle dimension, qui nous touche peut-être davantage ou autrement. Nous nous souvenons des paroles du chaman Davi Kopenawa entendues dans l’exposition : « Il n’existe qu’un ciel et il faut s’en soucier car, s’il devient malade, tout sera fini. » J’espère ardemment pouvoir rouvrir la Fondation avec cette exposition et la prolonger tout l’été.
Je pense également au bioacousticien Bernie Krause, à son très Grand Orchestre des Animaux dont l’éclat esthétique et sensible, sa valeur scientifique et mémorielle nous semblent maintenant encore plus bouleversants qu’hier. Exposée en 2016 à la Fondation Cartier, cette œuvre est un instrument de tout premier ordre pour percevoir et appréhender les enjeux vitaux liés à la biodiversité et à son déclin précipité. Nous communiquons beaucoup avec Bernie autour de ces sujets sur lesquels nous nous sommes engagés depuis longtemps et que nous continuerons à porter.
Et comment ne pas penser à Paul Virilio, à ses intuitions, sa pensée, ses engagements. Les expositions qu’il a créées pour la Fondation Cartier (« Ce qui arrive », l’exposition sur les accidents en 2002, « Terre Natale, Ailleurs commence ici » avec Raymond Depardon en 2008), il les appelait « des leçons d’éthique ». Ce retour est passionnant et nous fait réfléchir au futur de la programmation.
Quels dispositifs avez-vous ou allez-vous mettre en place pour rester en contact avec le public ?
Nous proposons un projet digital plus particulièrement dédié aux sujets environnementaux qui nous sont chers tout en veillant à ne pas surcharger l’offre numérique. Nous avons choisi de donner la parole aux artistes, philosophes et scientifiques qui ont enrichi notre vision de l’art et du monde contemporain. Il s’agit d’offrir au public une « échappée », en traitant en profondeur des thèmes notamment liés à la nature. Nous avons ainsi mis en ligne un site Internet dédié à Claudia Andujar, ainsi qu’une série de podcasts.
Nous mettons à l’honneur l’œuvre de Bernie Krause autour des sons de la nature. Le public peut découvrir sur Instagram et sur un site Internet dédié des extraits de paysages sonores qui nous transportent de la forêt tropicale amazonienne à l’Alaska en passant par l’Afrique. Des conversations avec Jean-Claude Ameisen, Vinciane Despret, Élisabeth de Fontenay éclairent la démarche pionnière de cet artiste et scientifique qui a donné une voix à la nature.
Nous préparons une série autour des arbres. Grâce à la générosité de Claudine Nougaret et Raymond Depardon, le film Mon Arbre, produit pour l’exposition « Nous les Arbres » sera disponible, pendant toute la durée du confinement, sur nos plateformes. Nous proposerons également sur Instagram une série intitulée « Un jour, un arbre », et dévoilerons un film de Fernando Allen consacré à des artistes indiens du Chaco paraguayen.
La force et la beauté de la prise de parole de tous ces artistes nous semblent essentielles aujourd’hui.