L’une des propositions émane du musée de la Photographie de Charleroi, en Région wallonne, l’autre de celui d’Anvers, en Région flamande. Les deux projets diffèrent : à Anvers, il est essentiellement question du « livre de photographie », des débuts de celle-ci à nos jours; à Charleroi, du « livre de voyage », sous l’angle de la photographie.
De l’album colonial à l’autopublication radicale
Photobook belge, 1854-now dresse, comme l’exposition qu’il a accompagnée, un portrait de la production éditoriale photographique belge, croisant l’histoire tant politique que culturelle du pays, en se fondant sur la riche bibliothèque du Foto Museum, à Anvers.
Divisée en huit chapitres ne recensant pas moins de deux cent cinquante livres, l’étude commence par l’émergence de la photographie dans les années 1830, qui correspond au moment de l’indépendance de la Belgique. Procédés lithographiques et photographies s’entremêlent dans de somptueux albums célébrant la fierté nationale. Les deux guerres mondiales freinent l’élan créatif, et ce jusqu’à l’Exposition universelle de 1958, à Bruxelles, qui fait entrer le pays dans l’ère moderne. Entre-temps, la photographie aura contribué à médiatiser et à promouvoir les soixante quinze ans de la période coloniale belge au Congo sous l’impulsion de ses « trois piliers » : l’État, l’Église et les entreprises industrielles. Avec le recul, il apparaît évident que les photographes belges auront eu une part active dans la propagande coloniale.
Entre le livre de photographie et le livre de voyage, quelques recoupements existent, notamment le rapport à la colonisation.
Les derniers chapitres sont consacrés aux livres d’artistes utilisant la photographie à partir des années 1970 (Marcel Broodthaers, Jacques Charlier, Jef Geys, Peter Downsbrough, puis Geert Goiris ou Michel François), ainsi qu’à ceux des photographes qui intègrent à leur travail une vision plus plasticienne (François Hers, Harry Gruyaert, Dirk Braeckman, Carl De Keyzer, Marie-Françoise Plissart, Gilbert Fastenaekens). La distinction, de plus en plus floue entre les deux, s’évapore au profit de créations éditoriales au graphisme parfois radical. L’autoproduction et l’auto-publication deviennent quant à elles privilégiées.
Entre le livre de photographie et le livre de voyage, quelques recoupements existent, notamment le rapport à la colonisation. Celui-ci est rapidement évoqué dans Pays de papier (musée de Charleroi), dans le chapitre dénonçant les « instrumentalisations idéologiques » qui, « dans le meilleur des cas, [se présentent comme] des instruments de critiques, dans le pire de purs et simples outils de propagande ». En exemples, sont cités les ouvrages sur le Maroc, l’Algérie ou le Vietnam publiés par la célèbre Guilde du Livre, mais il est à peine fait mention du Congo belge. Or, ce ne sont pas les publications qui ont manqué : elles vont, certes, de l’ouvrage scientifique au documentaire, mais il y a aussi des albums de voyage (Katanga, Kivu, Léopoldville, Rwanda-Kivu), comme l’atteste une section entière du livre qui a accompagné l’exposition anversoise consacrée au Congo.
Du guide standard au livre de collection
Remettons cependant les choses dans leur contexte, car Pays de papier dépasse de loin le cadre belge et traite avant tout de l’édition francophone du livre de voyage, de l’entre-deux-guerres aux années 1970. À côté des spécialistes suisses que sont les Éditions Rencontre et La Guilde du Livre, les maisons françaises, telles Arthaud ou le Seuil (avec sa collection « Petite planète » dirigée par Chris Marker), sont bien représentées dans cet ouvrage à l’indéniable point de vue critique.
Comme l’expliquent les auteurs, les livres abordés « relèvent d’une production largement stéréotypée et fréquemment instrumentalisée sur le plan idéologique ». Aucune critique effectivement dans ces images sublimées ou distanciées par le noir et blanc, où, comme le souligne Xavier Canonne, « lorsqu’elle est évoquée, la pauvreté n’est rien moins que pittoresque, et les clochards aussi typiques que les costumes traditionnels ». L’instrumentalisation est cependant latente selon les périodes et les pays. Ainsi, La France travaille (1932-1934) de François Kollar s’inscrit dans les thématiques portées par le Front populaire, la publication de livres sur Israël dans les années 1950 conforte la « légitimité » de l’État, alors que la Guerre froide et la conquête spatiale opposant les États-Unis et ce qui était encore l’URSS trouvent un large écho dans la production éditoriale de l’époque.
De grands noms de la photographie se sont essayés au genre du livre de voyage : Izis, Robert Doisneau, Paul Strand, Brassaï, Germaine Krull, François Kollar. Bref, toute une génération, à laquelle les auteurs associent William Klein et sa célèbre quadrilogie sur New York, Rome, Moscou et Tokyo (Seuil) sans oublier, bien entendu, Les Américains de Robert Frank (Delpire). Des écrivains, souvent proches des photographes, comme Jacques Prévert, Jean Giono, Blaise Cendrars, Paul Morand, Claude Roy, Max-Pol Fouchet, Tristan Tzara, sont sollicités pour rédiger des textes.
Entre guides de voyage illustrés (les Albums des Guides bleus) et créations authentiques, les livres de voyage vont de la production courante et standardisée à l’ouvrage de collection recherché par les amateurs. Avec le temps, les premiers sont devenus les témoins d’une époque et d’une conception révolues du tourisme – même si leur valeur réside dans l’effet de collection qu’ils constituent –, les autres sont entrés dans l’histoire de la photographie, parfois au corps défendant de leurs auteurs. Ainsi, Henri Cartier-Bresson a toujours refusé de revendiquer comme tels ses ouvrages sur Rome ou sur Java/Bali publiés aux Éditions Rencontres, alors dirigées par Charles-Henri Favrod.
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Pays de papier. Les livres de voyage, Charleroi, musée de la Photographie, textes de David Martens et Anne Reverseau, introduction de Xavier Canonne, 192 p., 200 ill., 37 euros.
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Photobook belge, 1854-now, Anvers, Hannibal Publishing et Foto Museum, 352 p., ill., 59 euros.