Mes chaussures sont rouge vif, ma robe bleu myosotis. Je sens la brise marine dans le drapé du tissu. La photo est cadrée à hauteur de mes hanches. Je suis penchée en avant, le bras gauche tendu jusqu’au sable pour ajuster la bride de ma sandale en caoutchouc. Dans mon autre poing, je tiens les anses d’un sac plastique d’où transparaissent des boîtes de thé Kusmi. Le Russian Morning no 24 est exactement assorti à mes vêtements. Près de mon pied repose un coquillage au ventre creux, échoué sur le dos. La plage est d’un beige humide ; ma peau hâlée s’y confond presque. À ma droite, sous un soleil blafard, gît un amas de déchets : une canette d’Heineken, des bouteilles en verre vides, des écailles de cacahuètes, le fil jaune d’un sac-poubelle.
Après la mort de maman, ma sœur et moi avons emporté ses cendres à Dakar, où elle avait refait sa vie. Sa lettre de suicide ne nous avait pas donné beaucoup d’indices quant à ses raisons. Elle nous expliquait qu’elle en avait assez, qu’elle avait assez donné. Nous nous étions senties visées par son ton accusateur. Nous aurions aimé lui répondre qu’elle abusait, qu’on l’avait toujours tellement soutenue, qu’elle avait passé son temps à inverser les rôles, jusqu’à partir se réinventer une jeunesse en Afrique. Mais les engueulades étaient terminées. La ligne était coupée. Un an plus tôt, de retour de Montfermeil où nous venions d’incinérer sa mère, notre grand-mère, dans un décor d’un glauque suffocant, elle nous avait prévenues qu’on n’avait pas intérêt à lui faire ce coup-là. Elle nous avait chargées de disperser ses cendres à elle au large des Almadies, derrière Le Méridien, où je l’avais imaginée passer ses après- midi avec ses copines sénégalaises à siroter des cocktails de fruits ornés de miniparasols. D’avoir une dernière mission à accomplir était une forme d’absolution. Nous avons récupéré l’urne au Père-Lachaise, et vidé son contenu dans des sachets que nous avons dissimulés dans des boîtes de thé, parce que nous avions renoncé à déclarer la dépouille de notre mère dans nos valises, et la crémation est interdite au Sénégal, et le suicide condamné, et tout était déjà assez compliqué comme ça. Nous étions accompagnées de quelques-uns de nos plus proches amis, dont Ael, qui a pris la photo. Elle s’était portée volontaire pour rester sur la rive au moment d’embarquer à bord de la pirogue depuis laquelle nous céderions maman à l’Océan. Il était devenu clair que nous ne tiendrions pas à dix sur cette embarcation de fortune. Ael a déchiré un bout de son foulard et m’a demandé de le jeter à la mer en mémoire de Catherine.
Ael avait photographié ma mère dans le passé. Pour le concours d’entrée d’une école de cinéma, elle avait dû présenter un projet sur l’étoffe. Je me souviens précisément de nos conversations sur la richesse du sujet, la profondeur sémantique du mot. Je me souviens aussi que la stratégie d’Ael m’avait subjuguée. Elle avait choisi d’aborder ce thème à travers une série de nus de femmes mûres – ma mère, sa mère. Je ne crois pas avoir vu ses portraits à l’époque. Je me les suis figurés, laissant à la projection le soin de fabriquer des clichés. Ael avait rendu visite à Catherine dans son appartement parisien, où elle vivait entre deux séjours à Dakar. Maman adorait poser ; je la revois d’ici minauder comme c’est pas permis, faire sa star. J’ai en ma possession un album du temps de son mariage avec mon père, qu’il m’a confié après sa mort. Papa adorait la photographier. Maman était d’une beauté légendaire. Les images de sa silhouette nue sont d’une sensualité vertigineuse.
Mes amies adoraient maman : elles étaient son fan-club. Même Michelle enceinte de sept mois, même Esther qui vivait à New York, Penda, Lili, Jeanne et les autres, toutes m’ont proposé de partir à Dakar escorter Catherine pour son voyage d’adieu. Au moment de prendre nos billets, nous nous sommes mises d’accord qu’Ael et Iris seraient prioritaires. Iris parce qu’elle avait toujours été là, et parce que ma mère avait été pour elle une confidente, une alliée, lui avait servi tant de modèle que de mise en garde. Et puis Iris et Ael étaient mes sœurs aussi. L’alchimie de notre amitié tenait lieu de parenté.
C’était finalement dans une autre école qu’Ael s’était formée au métier de monteuse. était-ce à cette occasion qu’elle s’était filmée, avec Iris, en bas résille, bandeau latex et perruque platine, en train de confectionner un pâté de tête ? Le résultat – je les avais aidées, le lendemain, à nettoyer les litres de sang de cochon dont étaient constellés les murs et inondés les sols de la cuisine de la maison d’architecte où s’était déroulé le tournage – était complètement dingue. La revendication intrépide et un brin prétentieuse de l’influence de Nobuyoshi Araki, de Paul McCarthy, de Cindy Sherman, renvoyait au sexe sordide, à la violence ressentie par de ravissantes jeunes femmes des années 1990 devant leur objectification permanente. Il y avait Ael, un couteau de cuisine à la main, s’acharnant à découper un crâne de porc et, en arrière-plan, Iris en string et talons aiguilles, devant une casserole bouillonnante, brandissant une cuillère en bois. Il y avait Judith décapitant Holopherne et Maïté – version bombasse. Il est possible que depuis, j’ai inventé des séquences du film. Je crois cependant à ma mémoire défectueuse.
Iris et Ael me semblaient hypercalées en arts plastiques. Je me rappelle avoir épié leurs choix, traqué leurs pas. Les avoir suivies aux vernissages de la rue Louise-Weiss, dont Ael avait été l’égérie au début de l’installation des galeries dans le quartier. Il y avait eu la vidéo de Brice Dellsperger : Body Double (X) d’après L’important c’est d’aimer de Zulawski. « C’est pas là que vous me traînez par les cheveux jusqu’au lit ? », dit Romy Schneider, sur les lèvres de Jean-Luc Verna, qui joue tous les rôles. L’idée du remake, d’une réinterprétation d’une interprétation d’une trame fictionnelle à velléité naturaliste, me retournait la tête presque autant que le pâté de mes copines déjantées. Et le travestissement, la dénonciation de la ringardise misogyne, l’exploration de la mise en scène de soi, le jeu sur l’amateurisme ouvraient un champ des possibles plus vaste que les rayonnages des bibliothèques que je n’avais, quoi qu’il en soit, que trop peu fréquentées. Devant ce travail que m’avaient montré mes amies, j’ai eu l’impression de découvrir l’essentiel, ou l’essence de ce que je parviendrais à réaliser par la suite dans l’écriture.
Aucune d’entre nous n’avait été une élève studieuse. Au lycée, nous avions préféré fumer des joints, enchaîner les shots de vodka, et nous fourvoyer dans des amours impossibles, dissolues ou bordéliques, plutôt que réviser nos bacs blancs. À 14 ans, Ael avait lancé la mode du paréo. Fraîchement débarquée à Paris, après une enfance en Afrique et aux Caraïbes, elle était arrivée pour son premier jour d’école dans le XVIe arrondissement de Paris avec des nouilles aux pieds. Elle avait fini par accepter de porter des chaussures fermées – des Palladium, probablement –, mais elle n’a jamais renoncé à porter des tissus noués autour de la taille. Je l’ai imitée sur-le-champ. Hiver comme été, par-dessus des collants en laine, sous des manteaux, des sweat-shirts, nous portions des saris ou des wax frangés en guise de jupe. Nous n’avions de complexes que dans l’intimité. La mode – ou celle que nous inventions – nous permettait de nous affirmer en cultivant nos accès déglingues, notre penchant pour les oufs, notre côté fait main. La vision d’Ael, sa manière de penser l’image, de reconstruire le réel de façon insolite, décalée, sa précision esthétique dissimulée sous un aspect négligé (ses cheveux rarement peignés, ses assemblages de couleurs criardes) ont été une source d’inspiration imperceptible – une évidence trop évidente pour lui prêter attention. Iris s’intéressait beaucoup à la matière, tandis qu’Ael s’est vite tournée vers le filtre de l’objectif. À travers leurs regards, presque par accident ou par incidence, je me suis formulé la nécessité de m’affranchir du classicisme littéraire en usant de modèles différents. Un geste artistique en deçà ou au-delà du langage. Une tentative d’adaptation textuelle de ce que représente – dans ses formes abstraites, dans son utopie, son audace – l’art contemporain.
J’ai écrit mon premier roman, Fugitive parce que reine, alors qu’Ael avait déjà monté pas mal de films : des courts, des longs, des moyens métrages, des documentaires, des vidéos d’art, des projets qui définissaient son univers avec aplomb. Son assise professionnelle était scellée, mais le nom d’une monteuse circule rarement auprès du grand public. Iris avait choisi de soutenir les projets des autres; son discernement donnait à la hardiesse de ses choix une valeur d’intuition ; elle anticipait l’œuvre à venir, elle voyait ses prémices dans des travaux hésitants. Elle pariait toujours juste. Quand mon livre est sorti, j’ai eu l’impression de partager cette publication avec elles. Nous arrivions ensemble à ce moment de la vie où notre travail rencontrait une certaine estime. Et Ael, comme Iris, comme ma sœur, pouvait juger de la confrontation du réel et de la fiction. Elle et Iris pouvaient, mieux que quiconque, mesurer son enjeu : elles savaient ce que j’essayais de faire ; elles en avaient été en quelque sorte les sources – les protagonistes, parfois –, les inspiratrices de façon implicite, discrète et néanmoins déterminante.
En déballant des vieux cartons, Ael a retrouvé un Polaroid qu’elle avait pris de ma mère pour ce projet sur l’étoffe. En le découvrant sur l’écran de mon iPhone, l’espace-temps m’a glissé entre les doigts. Je n’avais pas vu maman à cet âge ailleurs que dans la même pièce : son visage d’alors n’avait été pour moi que tangible, charnel. Depuis sa disparition, je m’étais reconstruit son portrait en diva, d’après les photos de papa. Entre la femme fatale et celle que je retrouvais en bigoudis, éprouvée par l’alcool, les déconvenues, la maladie ; il y avait eu sa maternité, ma vie. Il y avait eu mes amitiés, mes amoureux, des rencontres, l’art.
En sortant de la projection de Cassandro the Exotico ! de Marie Losier, j’ai écouté avec fierté le public d’initiés commenter avec emphase le montage d’Ael : la subtilité de ses liaisons visuelles, l’inventivité des enchaînements, sa construction si originale, si géniale. Je n’ai pas essayé d’expliquer mes sanglots pendant le générique de fin. Cassandro, catcheur queer, polytoxicomane réformé, dont la face soudain démaquillée laisse apparaître ses traits tirés, défigurés par les luttes, ressemblait exactement au Polaroid de ma mère. La fusion des personnages était troublante. L’ hommage était bouleversant.
L’instant qu’Ael a capturé sur la plage des Almadies m’a portée tout au long de l’écriture de Rose désert. Elle intervient dans le roman au détour d’une scène dans le quartier des pêcheurs à Nouakchott, dans des descriptions de vêtements, ailleurs. Outre son contenu, le fait que cette photo existe m’a donné du souffle. Qu’il existe une preuve, une trace, qui me montre tenant à bout de bras les vestiges de ma mère morte devant l’océan, que ce témoignage vienne remplacer ou contredire la réminiscence, me paraît, chaque fois que j’y pense, foudroyant, éblouissant. Je peux lire l’heure à la lumière qui s’abat sur le sol : l’ardeur du soleil de midi. Pourtant dans mon cœur, il faisait nuit. L’aube s’esquissait à peine. Ma robe n’était pas bleue mais pourpre ; le sable était trempé de larmes sous mes pieds nus.
Dans les semaines qui ont suivi ce périple à Dakar, Ael et Iris ont fait la connaissance de Mati. Elle rentrait elle aussi du Sénégal, où elle venait de tourner son premier court métrage, Atlantiques. Elles s’étaient retrouvées à une fête de Penda, qui entre-temps était devenue styliste. Ses premières collections, au début des années 2000, avaient été des doudounes en wax. Penda avait invité Mati, Ael et Iris à squatter avec elle le palace d’un richissime collectionneur. Allongées sur un matelas king size et un couvre-lit en peau de bête, hallucinées par ce contexte extravagant, elles ont visionné Atlantiques, très loin de l’océan, très loin de l’Afrique. Très loin de l’histoire de ma mère.
Ael m’a parlé du projet de long métrage de Mati quand il s’appelait encore La prochaine fois, le feu – bien avant qu’il ne soit tourné et qu’elle ne l’ait monté. Mati m’a parlé de James Baldwin en me demandant si je me sentais capable d’écrire des dialogues en voix off sur la séquence finale. J’ai pensé à un livre d’une femme morte noyée l’été précédent, tentant de sauver des enfants qui faisaient les cons dans des vagues déchaînées. Nous l’avions lu ensemble. En réponse à ce texte, j’ai fait dire à Ada, l’héroïne du film : Il y a des souvenirs qui sont des présages. Dix ans s’étaient écoulés depuis les funérailles de Catherine.
En regardant sur mon iPhone Ael et Mati monter les marches du Palais des festivals le soir du Grand Prix d’Atlantique, j’ai revu les coupures de presse du père de mon père présidant le jury inaugural de Cannes, l’année de la naissance de ma mère, dans ce pays fantastique où vivent les morts qui vivent en nous, dans ce monde virtuel où les écrans et les souvenirs se confondent. Là où le réel reprend ses droits sur son remake. Où le passé de ceux qui nous sont chers se mélange à notre avenir. Où seule l’outrance est dans le vrai.