C’est en 1900, tout juste, qu’ils quittent Leipzig pour la Basse-Saxe. Le père vient d’être nommé à l’université technique de Hanovre. C’est un chimiste réputé, il s’appelle Robert Behrend. Sa femme Elisabeth « Lili », épousée en 1886, a quatre enfants : Elisabeth « Else », Katharina Eleonore, Hilde, Walter. Ils découvrent au printemps leur nouvelle maison au numéro 20 de la Herrenhäuser Kirchweg. Inutile de chercher sur un plan de Hanovre, le bel alignement d’immeubles qui faisait toute la rue a été entièrement rasé pendant la guerre. À 12 ans, Katharina Eleonore doit refaire ses premières amitiés. Elle entre dans la meilleure institution pour jeunes filles de la ville, la Höhere Töchterschule de Hanovre, une immense bâtisse qui ressemble à une église, longue et large comme un prytanée où règnent l’ordre et la discipline de l’esprit. Elles sont des centaines dans leur blouse blanche bouffante, leurs bas noirs et leurs godillots à lacets à avaler les leçons de dames austères et de vieux barbus de 35 ans. Mais on est libéral et curieux chez les Behrend, et amis des arts ; les idées circulent, on pratique le chant, la musique, le théâtre, la peinture, on écrit et on lit à haute voix des histoires. On parle des pays lointains, de la culture antique, et sans être un original, le père Behrend s’intéresse à tout. Comme beaucoup d’hommes de sa génération il a trouvé dans la photographie le loisir idéal, moderne et scientifique, qui réclame de la patience et de l’observation et dont le résultat paraît perpétuellement extraordinaire. Ils sont nombreux comme Behrend à se trimbaler avec cette boîte 9 × 12 achetée voilà dix ans déjà, dont ils développent les plaques eux-mêmes, le professeur de chimie connaît ce genre de miracle. Ils sont de plus en plus nombreux à acquérir des manuels comme Die Amateur Photographie de Robert Talbot venant grossir les rangs de ce qu’on appelle chez les cousins américains the photographic fraternity pour désigner tous ces amateurs guidés par tous ces professionnels dans ce qu’on n’hésite pas à appeler à ce tournant de siècle photographic times, une nouvelle ère donc, qui produit chaque année un grand almanach du même nom. Chacun participe à la fabrication des images, les images pénètrent le tissu des vies quotidiennes, et dans ces revues spécialisées sur lesquelles on se penche après le dîner on vous apprend par exemple à faire apparaître les nuages dans un paysage, c’est toute une affaire et une technique alors pour contourner la surexposition. L’Allemagne est pionnière dans le domaine, la première école de photographie ouvre à Berlin, puis une autre à Leipzig en 1893, et Behrend s’en réjouit. Et le croirait-on, la Lette-Verein, association berlinoise qui possède une école d’arts appliqués réservée aux femmes, ouvre en 1890 une section spécifique dédiée à « la promotion de l’éducation photographique pour les femmes ». Voilà Katharina qui a maintenant 16 ans et après avoir longtemps observé et accompagné son père découvrir les parcs de Hanovre et les lacs des environs, père qui régulièrement s’arrête pour impressionner ses plaques alors qu’elle tourne autour de lui, Katharina, permission accordée, prend la boîte en main et impressionne à son tour dans le jardin et les pièces de la maison de Herrenhäuser Kirchweg. Et à côté des gravures suspendues sur le papier peint de ces intérieurs lourds, chaque pièce pleine comme un œuf, sur les étagères, les consoles cirées et les bureaux, les photos se multiplient, pas seulement chez lui mais partout en Europe et au-delà : portraits de famille, paysages et monuments colonisent les salons et les chambres, toutes ces images décolorées du monde recouvrent le moindre carré libre. Le père l’entoure de ses bras, il lui montre comment caler l’image renversée et elle note soigneusement tout dans un cahier : vitesse d’obturation, ouverture, lieux et noms de ceux qu’elle tient dans son viseur.
Pour ses 17 ans, c’est le voyage orientaliste, l’Algérie, sur l’invitation de l’oncle Paul, consul à Alger. Un long séjour de six mois. Et ce sont beaucoup d’images et un journal qui les accompagne, plutôt que l’inverse. Après Alger elle descend vers les camps bédouins de Batna, puis Biskra, Sidi Okba, et de là s’enfonce dans le Sahara. Tout cela, on le suit sur ses photos. Elle parcourt boîte à la main la cité de Timgad, l’une des plus étonnantes ruines de l’Afrique romaine, qui fait penser à Pompéi, comme elle saccagée et détruite en un jour. Elle est plutôt douée, mais le sujet aide. Le désert, les rues de la casbah et les chameaux dans les rues, les djellabas qui sortent si blanches sur les plaques qu’elles font croire à des apparitions. Depuis Hanovre, Katharina est projetée sur cette terre dans les tenues d’alors, couverte de la tête aux pieds, gantée, chapeautée. C’est une solide jeune fille, résistante, elle encaisse sous ses pelures le soleil et les marches arides.
Depuis son retour elle photographie tout : les bateaux, les bébés, les concerts, des saynètes, des dîners, des costumes, une voiture, des profils en contre-jour, une maison, des moulins, la montagne, des écolières, et elle-même, de plus en plus régulièrement. Elle a pris maintenant l’habitude de ces virées dans la campagne au bord des lacs, et elle théâtralise un peu les situations. Elle dit quelque part dans son cahier qu’elle veut être actrice. Elle s’amuse à recomposer des allégories, des tableaux, les trois Grâces dans un pré, Hansel et Gretel, des anges, un ami nu sur un cheval. Elle enregistre et raconte ici et là le quotidien, se photographie en train d’essuyer un verre dans une cuisine, puis s’autorise à décadrer, à faire chavirer la ligne d’horizon et tout cela dresse un étrange tableau documentaire, disparate, unifié par l’époque, c’est le propre de la photo amateur pratiquée avec assiduité. Elle se passionne. Mais c’est étrange. Tout est pris dans une sorte de langueur, de mollesse de décision, de sujets qui ne parviennent pas à s’imposer. D’obsessions qui n’arrivent pas à se dire. C’est pratiquement moins qu’un album de famille, qui avance quoi qu’il arrive comme une horloge et devient déchirant sans le vouloir. Les images défilent longtemps ainsi. On ne sait pas quoi y chercher, on reste un peu dehors, à la porte. Peut-être parce qu’on n’y trouve pas de séries. Elle fait une chose, puis une autre, n’exploite systématiquement aucun thème, ne creuse aucune piste. C’est ce qu’on croit d’abord devant l’ensemble. Alors pour continuer de regarder, on se dit qu’il faut fermer les yeux sur la Photographie et les avancées considérables que les femmes de ce temps lui ont permis de faire. Un ou deux travestissements chez elle, mais rien des folies de Virginia Oldini, comtesse de Castiglione. Deux ou trois autoportraits en Jeanne d’Arc et quelques tableaux drama- tiques en costumes de scène, mais rien des obsessions théâtrales bizarres et des brumes mélancoliques de Julia Margaret Cameron. Rien non plus dans ses nus des beautés symbolistes d’Anne Brigman. C’est comme si elle avait peur, ou alors trop de bon sens, ou que la vie de famille avait fini par l’aimanter plus que les mystères de la boîte 9 × 12. La chose étrange, c’est que toute sa vie aura tourné autour d’une seule image.
Car on commence à voir ici et là des avancées plus singulières. 1905, à 17 ans, elle se photographie avec son frère Walter dans un jardin. Chacun a échangé les vêtements de l’autre. Lui assis en jeune fille ne sachant pas quoi faire de ses mains, le regard cherchant de l’aide un peu plus haut dans le ciel. Elle, monsieur, canne et casquette, plantant ses yeux clairs dans l’objectif. Ou cette autre, 1912, dans une barque, où elle se tient debout entre son fiancé Arie et sa sœur Hilde assis à ses côtés. Ils sont nus. Une belle composition en triangle cette photo. Malgré le noir et blanc ils ont le visage cramoisi de soleil. Mais à ce moment il y a du vent et le ciel est couvert, on imagine la brise refroidie et la nudité militante. Katharina, toute droite au centre, regarde abruptement devant elle, presque effrontée. C’est que l’époque aime l’effort physique, le soleil et la santé. Ces mots résonnent bien encore ici, en Allemagne, et ils éclairent les jeunes gens pendant les deux décennies qu’ils avaient devant eux, avant que ces mêmes élans qui les faisaient se jeter nus dans les rivières et courir la campagne en simple appareil sous le soleil ne soient brusquement tordus dans ce miroir où ils se mirent à opposer les nudités : les statues antiques auxquelles ils aspiraient contre les squelettes qu’ils allaient jeter dans les fosses à coups de crosse. Le corps libre, disent-ils, c’est tout un monde, une manière nouvelle de vivre qu’ils nomment Freikörperkultur, et c’était tout sauf on ne sait quelle exaltation spartiate, tout sauf on ne sait quelle orgie de plein air : simplement ils allaient nus sans honte, ils réécrivaient un peu les origines. Et c’est une grande question alors celle du vêtement, pour laquelle Katharina commence à s’engager : pouvoir quitter les robes trop longues, porter des habits d’homme, ou rien du tout.
Et voici pourtant que dans cette curieuse litanie d’images essentiellement domestiques qui s’étendent de 1904 à 1928, se glisse un événement arrivé très tôt et passé presque inaperçu pour elle.
Cela commence le 8 juin 1908, à 12 h 30, comme elle le note, « dans sa chambre, fenêtre ouverte, ciel sans nuage ». Elle a entraîné sa sœur Elisabeth au pied du lit. Elisabeth et Katharina se ressemblent beaucoup, par moments de vrais sosies. Elles ont ce même corps plantureux, un peu lourd, les yeux clairs et doux, le nez fort, la lèvre inférieure charnue légèrement tombante, grandes dents blanches, fine fossette dans le menton rond. Dans la pénombre ou le contre-jour, on les distingue à peine sur les photos. Elles se tiennent à présent devant l’énorme armoire peinte, beaucoup trop claire. Katharina Eleonore demande à sa sœur de se déshabiller. Elle va faire son portrait, nue. Ce sera un nu académique, composé. Essayons. Elle a besoin de toute la place, se recule en cherchant l’angle le plus large, la bonne tonalité des lumières pour le corps. Mais l’armoire si claire écrase tout et avale entièrement la peau blanche du corps d’Elisabeth. Alors les deux filles parcourent la pièce des yeux et attrapent le grand couvre-lit sombre et enfin montent sur des chaises pour l’étendre sur l’armoire, ça fera un fond. On voit même, en s’approchant, qui dépassent du dessus du meuble, les objets lourds qui ont servi de poids pour maintenir le tissu en place. Une coiffeuse à roulettes a été rangée sur le côté pour dégager un peu le champ, comme le tube en fer-blanc posé au sol, qu’on aperçoit au tout premier plan, et qui lui aussi est resté dans l’image. Comme les pieds du lit. Et comme l’armoire d’ailleurs, parce que la couverture n’était pas assez grande pour la masquer entièrement. Tous ces détails embarrassés sont là, jusqu’au parquet rayé et poussiéreux qui mange tout le bas de l’image. Curieuse photo imparfaite qui a pris trop de choses dans son cadre. Et l’appareil lui-même, placé un peu trop bas, produit une légère contre-plongée involontaire qui déséquilibre tout. Un bizarre laisser-aller dans le tableau d’ensemble. Et au centre la sœur, sosie nu, à peine gracieux, se regardant de trois quarts dans un face-à-main. Le sexe au centre exactement du grand X des diagonales. Il y a quelque chose pourtant dans cette image, qui révèle ouvertement sa mise en scène, sans rechercher aucun effet, sans masquer les défauts, le bricolage, cédant devant le manque de moyens, acceptant l’amateurisme. Ce quelque chose, qui donne une présence spéciale, mais à l’état d’ébauche. Le sosie joue encore au modèle.
Voilà, l’été et l’automne ont passé. C’est le plein hiver à présent, toujours à Hanovre, toujours au numéro 20 de la Herrenhäuser Kirchweg, décembre 1908. Cette fois Katharina Eleonore est seule. Toujours dans sa vingtième année. Elle est dans le salon, la matinée touche à sa fin, le ciel s’assombrit. Elle est tout près de la fenêtre. La lumière d’hiver est rasante, la pièce plus nue. Elle refait la scène du printemps dernier et fixe un drap noir contre les lambris, juste à côté de la porte. Fait glisser un tapis au pied du drap, une peau de bête à poils longs. Elle pose le pied de l’appareil à trois mètres du mur à peine, le cadre est beaucoup plus serré. Plus de long trajet pour arriver jusqu’au modèle, plus de perspective pour disperser le regard. Ce jour-là tout est différent, plus net, elle voit mieux, vraiment. La doublure a disparu, elle ne fait plus qu’un. Les lignes des moulures, les ombres denses sont linéaires, géométriques, plus abstraites, et la lumière franche malgré une « journée sombre », Dunkel Tag, dit le cahier, qui précise : 13 h 30, temps d’exposition (très long) six secondes, ouverture du diaphragme de 8. Tout est en place. Elle se déshabille. Ni bijou, ni accessoire, rien. Elle est entièrement nue. Vérifie le dispositif retardateur de l’appareil retourné sur elle sans savoir qu’elle s’apprête à prendre la photo de sa vie, celle qui restera dans l’histoire et pour laquelle aujourd’hui encore on se souvient de Katharina Eleonore Behrend. Elle se tient devant le drap noir, au centre de l’image, de face exactement. De front plutôt. Elle lève haut les bras, réunit ses mains en cercle au-dessus de la tête, incline légèrement le visage dont une moitié s’efface dans l’ombre, et ce qu’il pouvait rester d’académisme dans cette attitude composée est anéanti d’un coup. Pulvérisé on ne sait pas très bien comment. Le sexe, le nombril, les aisselles broussailleuses, l’intimité ouverte défait sous nos yeux l’allégorie encore lisible quelques mois plus tôt. Deux ou trois millimètres dans le globe oculaire et ce regard qui aurait pu à peu de chose près s’ignorer est maintenant un défi planté droit sur nous. Un affrontement. Ça y est, elle est vraiment nue, et c’est la première fois que ça arrive à ce point, on l’a dit depuis, ce regard qu’une femme porte sur elle-même, cette façon d’affronter elle-même, son corps, sa nudité, de se regarder, de se montrer, face aux autres et à elle-même, au centre, on peut maintenant le dater. Katharina Eleonore ne vient pas seulement de faire l’un des premiers autoportraits nus de l’histoire de la photographie, elle a déplacé la question : c’est parce qu’elle est mise nue en regardant droit devant elle qu’elle vient de faire un autoportrait, et s’est montrée comme aucune femme ne l’avait fait encore.
Le nu féminin est un motif académique, comme l’autoportrait l’est finalement aussi. Mais réunir les deux, les fusionner, c’est faire imploser l’un et l’autre. Et pas seulement pour l’atterrante raison que les femmes qui suivaient alors des études d’art n’avaient justement pas accès aux classes de nu académique. Soudain, le lien du voyeurisme masculin est brisé net. Dans cette boucle magique du regard sur soi et de l’exposition de son corps nu, un même geste rassemble la composition de l’image et la construction de l’identité.
C’est cette photo qui est restée, entrée dans l’histoire comme on dit, et elle l’unique raison pour laquelle nous pouvons écrire à présent sur Behrend. Mais dans toute cette étrange et si irrégulière production, il existe autre chose encore. Ce sont deux images prises à quelques minutes d’intervalle et qui formeraient idéalement un diptyque. Le diptyque idéal. À l’instant où j’écris, je n’en connais pas la date. Elles sont nécessairement postérieures à 1908. Et c’est le chef-d’œuvre de Katharina Eleonore. Nous sommes dans un salon, à l’angle de la pièce. Près d’une fenêtre voilée, il y a un grand canapé de velours à franges, et juste à côté posé au sol un énorme vase avec des fleurs, aussi haut que la banquette. Sur la première image, elle est allongée, nue, langoureuse, placide, un fin sourire aux lèvres, la tête reposant sur l’accoudoir. Elle porte quelques bijoux : des bagues, un bracelet à chaque poignet. Un bras relevé passe derrière la tête, l’autre posé sur le canapé tient un miroir à main, glace retournée contre le coussin. Elle ne se mire pas, elle nous regarde. Elle est la maja desnuda, elle est la Vénus d’Urbino, toutes les Vénus. Elle a bien observé la peinture. La chair abonde, blanche, reposée. L’image est belle et sobre, c’est certain, mais s’il ne s’agissait pas d’un autoportrait, on l’aurait déjà vue ailleurs, très souvent. Deuxième image. Même pièce, même angle, même canapé. Mais quelque chose est arrivé, un orage a traversé la pièce. Elle est maintenant à plat ventre, les jambes relevées, agitées, nerveuses. Les cheveux complètement en désordre tombent devant ses yeux. Elle nous regarde par en dessous, farouche, noire. Et dans cette panique inexpliquée qui s’est emparée d’elle et de l’image tout entière, le vase lui aussi a été bousculé : il est maintenant en équilibre contre le canapé, prêt à tomber. La confrontation des deux images est fascinante. On ignore ce qui a bien pu arriver entre les deux, de quoi était faite la scène manquante qui les soude désormais l’une à l’autre. Et d’où vient ce sentiment de panique, d’urgence, de désordre. À vrai dire l’image même du désordre. De la pose académique brusquement quittée, niée. Celle d’une femme éternellement en attente, offerte, qui a les bons gestes, éternellement, pour tous les regards de l’autre sexe qui la soumettent en la convoitant, et dont le délicieux sourire n’est plus adressé qu’à elle-même, et à la minute qui va suivre, lorsqu’elle saccagera enfin toute cette belle ordonnance.