Comment vivez-vous personnellement ce confinement ?
Un vendredi 13 mars, cela ne s’invente pas, nous avons fermé le musée : Montréal est le centre de la pandémie au Canada. De retour de la foire de Maastricht que les Américains avaient désertée puis de Monaco où j’inaugurai une exposition sur les chants de gorge inuit, restée muette depuis, ma quatorzaine s’est muée en télétravail intensif. Une cure de choc s’impose en quelques semaines pour mettre en place un airbag muséal : à l’échelle de notre institution, je passe d’une année de sommets historiques à la perspective vertigineuse du gouffre financier. Le musée dépendant majoritairement de ses revenus autonomes, chaque jour de fermeture creuse le déficit. Entre institutions étatiques et privées, la différence est abyssale car les premiers voient leurs pertes absorbées et leurs employés protégés par leur statut public quand les seconds font face à des enjeux de trésorerie à courte échéance, avec des conséquences parfois radicales comme des plans de licenciements massifs.
Comme une majorité de musées, nous repensons, reportons et allégeons la programmation ; nous réduisons drastiquement nos coûts d’opération ; nos équipes, nos comités et nos conseils se réunissent au rythme accéléré d’une période de changements extraordinaires ; nous échangeons plus que jamais nos bonnes pratiques en gestion de crise et nos idées de relance sur ces plateformes de vidéoconférence apprivoisées dans l’urgence. La solidarité des réseaux professionnels, associatifs ou collégiaux, nationaux ou internationaux, fonctionne à plein : confinés dans notre univers domestique, le télétravail abolit pourtant frontières et distances avec une efficacité devenue essentielle. Plus question de s’en passer à l’avenir. Déconfiner nos cerveaux face à ces nouveaux paramètres pour réinventer nos modèles d’affaires et nos communications digitales, s’informer, discuter, réfléchir, convaincre et agir. Chaque jour est un marathon doublé d’un sprint, une olympiade neuronale, bref un défi stimulant… si ce n’était cette crise.
Cette interruption brutale de l’économie affecte tant notre business model muséal que l’influente AAMD, association professionnelle de directeurs américains à laquelle j’appartiens, prend une résolution pour assouplir ses règles déontologiques dans le contexte exceptionnel de cette crise, permettant aux musées d’utiliser des fonds normalement réservés aux acquisitions ou même vendre des œuvres pour financer les opérations : un tabou est levé.
Comment le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) s’est-il organisé ?
Le musée est fermé, réduit aux services essentiels soit la sécurité pour nos bâtiments et nos collections, et l’entretien pour nos mesures d’hygiène. Dans le silence sépulcral des galeries désertées, notre restaurateur en chef visite d’imperturbables visiteurs, Nestaoudjat, Tamout, Irthorrou ainsi que leur compagne et compagnons de Karnak, d’Hawara et de Thèbes, six témoins de notre antiquité commune, pour surveiller les courbes hygrométriques et les conditions de conservation préventive. Le British Museum ne pouvant venir récupérer leurs trésors exposés dans « Momies égyptiennes : passé retrouvé, mystères dévoilés », elles traversent la pandémie, memento mori immémoriaux, confiées à nos bons soins. Pendant ce temps, je m’active avec nos équipes à la continuité des projets face à nos écrans, confinée mais plus que jamais connectée.
Sur quels projets travaillez-vous pendant cette période ?
J’examine les tableaux de l’artiste contemporain du mois, notre expert-comptable : quel ratio de visiteurs au mètre carré suivant les mesures sanitaires pour assurer nos revenus ? Comment repenser notre gala philanthropique avec son millier d’invités ? La gestion de crise budgétaire, le suivi de nos expositions ici ou en tournée (« Signac et les Indépendants » à Montréal ou « Mugler : Couturissime » à Munich…), la planification de la relance, le suivi des affaires courantes (acquisitions, prêts…) sont bouleversés. Les communications avec nos équipes, comités, conseils, collègues, politiques, gouvernements occupent tout mon temps. Sans compter les entrevues, webinaires internationaux, Covid-19 Task Force et autres activations de nos réseaux lobbyistes…
Moi qui avais si souvent rêvé de rester à la maison pour lire et écrire… Impossible tant le rythme et la concentration sont intenses pendant cette gestion de crise… Comment éviter l’ennui ? Occuper son confinement ? Certains titres de journaux m’étonnent. Heureusement, le temps enneigé, froid et maussade de ce printemps québécois n’incite guère aux escapades. Quand la nervosité est palpable, je collectionne les clins d’œil et les partage tous les jours. Notre créativité est une ressource naturelle infinie… L’esprit de résilience et d’invention en mode confinement, détournements comiques et caricatures iconoclastes, égaie mes correspondances électroniques. Comme l’art, rire est bon pour notre santé mentale et sociale…
Quels dispositifs avez-vous ou allez-vous mettre en place pour rester en contact avec le public ?
Si le Musée est fermé, ses portes virtuelles sont grandes ouvertes (https://www. mbam.qc.ca) : Venez nous visiter ! Maintenir le contact avec nos visiteurs, nos membres et nos donateurs est prioritaire. Nos plateformes numériques et nos réseaux sociaux connaissent des records de fréquentation : visites d’expositions, focus sur nos collections, coulisses avec nos experts, ateliers en art-thérapie, projets collaboratifs avec FRAME (French and American Museum Exchange), entretiens d’artistes, webinaires philanthropiques… ÉducArt, notre programme multidisciplinaire en ligne frappe des records : conçu avec le réseau d’enseignants, il est sélectionné par le ministère [canadien] de l’Éducation comme ressource pédagogique pour soutenir les parents. Chacun d’entre nous à son rôle à jouer envers un collègue ou un partenaire car tout le monde ne vit pas de la même manière son confinement et son anxiété : nos messages réconfortent. J’espère que nous pourrons ouvrir le musée en juin. Mon optimisme est incurable, lui. À suivre…
Quelles incidences la fermeture du musée va-t-elle avoir sur son avenir ?
Ce qui est perdu ne peut être récupéré. Ces pertes impacteront durablement nos activités. La reprise sera progressive autant à cause des règles sanitaires qui devront être implantées dans l’attente d’un vaccin qu’à cause de la peur, une composante subjective d’un public à l’autre. Grâce à notre plan de contingences solidaire, notre objectif est de préserver notre équipage sur le bateau au travers de la tempête pour arriver à bon port : la fin de cette année financière nous dira si nous avons réussi. Sans tomber dans la « Nostradamite », nous prévoyons que les expositions, coûteuses ou boulimiques, dont les revenus dépendent des fréquentations, subiront des cures de minceur : la qualité l’emportera sur la quantité. Si les tableaux de Léonard de Vinci ou le trésor de Toutânkhamon resteront merveilleux à exposer, ce sera probablement avec moins d’œuvres par mètre carré. Nos collections, au cœur de nos missions, devraient ressortir gagnantes de nos stratégies postpandémiques. Je pense enfin aux artistes et aux galeries, sans filet de sécurité : continuons à soutenir notre écosystème vulnérable.
SI LE MUSÉE EST FERMÉ, SES PORTES VIRTUELLES SONT GRANDES OUVERTES
Nos codes de socialisation se modifient, nos échanges digitaux se sophistiquent, nous sommes à l’unisson dans ce siècle globalisé : sens du collectif décuplé, solidarité avec nos aînés, conscience que nos actions concertées peuvent agir sur un même front, réflexions philosophiques sur nos valeurs humanistes versus économiques, attention envers nos proches et nos collègues, ralentissement de nos rythmes de vies performatives… Bref, il y a beaucoup à penser pendant ce temps d’action et de pression pour nous autres, directeurs, conservateurs, commissaires, experts…
LES INSTITUTIONS CULTURELLES ONT LE POUVOIR D’IMAGINER DE NOUVELLES STRATÉGIES CURATIVES
Saisissons cette opportunité. Les institutions culturelles ont le pouvoir d’imaginer de nouvelles stratégies curatives alliant l’expérience artistique à une approche thérapeutique et holistique. Devenons les plateformes qui permettent à l’art d’affirmer son rôle dans le mieux-être de nos sociétés. Je suis persuadée qu’au XXIe siècle la culture sera pour la santé ce que l’activité physique a été au XXe siècle : l’expérience culturelle contribue à notre bien-être individuel et collectif. Cette crise renforce la pertinence sociale de nos musées, les positionne comme un atout de proximité pour la santé publique de nos cités. La culture est un service essentiel.
www.mbam.qc.ca