Votre actualité est chargée, avec une rétrospective au De Pont Museum à Tilbourg, aux Pays-Bas, bientôt une exposition personnelle à la Villa Médicis, des œuvres dans les expositions « Eldorado » au Tripostal de Lille et « FutuRuins » au Palazzo Fortuny à Venise. La fragilité du monde est au cœur de votre travail. Y a-t-il une résonance particulière avec notre époque ?
A.P. Cela a été le cas dès nos premiers travaux, les empreintes de monuments que nous avons faites à Rome. Nous montrons des choses sur un fil : les ruines, la pollution, la fragilité de la nature, de la culture… Nous avons toujours voulu comprendre le monde qui nous entoure, sans nous intéresser vraiment aux mouvements de l’histoire de l’art, ni aux avant-gardes, ni aux arrière-gardes. Dans les années 1970, nous nous tenions bien sûr au courant de tout ce qui se passait en art, mais nous voulions rester libres.
P.P. Les voyages nous ont beaucoup nourris. Chaque pays nouveau était pour nous une surprise. L’année où nous sommes allés à Aphrodisias, en Turquie, était aussi celle de la chute du mur de Berlin : nous sommes partis avec un archéologue qui nous répétait sans cesse à quel point cela allait bouleverser les équilibres du monde. C’est exactement ce qu’il s’est produit. Il voyait très loin dans le passé, et très loin dans le futur.
L’exposition du De Pont Museum à Tilbourg se déplie sur deux grands espaces entourés de petites cellules où des œuvres sont installées. Est-ce un théâtre de la mémoire ?
P.P. Nous passons un temps fou sur des travaux très intimistes; et c’est cela que nous montrons dans les petites salles du De Pont Museum. Dans les années 1990, nous avons monté une exposition autour de la pensée d’Aby Warburg, fondée un peu sur le même principe. C’est une sorte de continuité.
Récemment, vous avez réalisé un nouvel autoportrait double, le premier depuis 1974. Forts différents l’un de l’autre – le premier est une superposition de deux photographies, l’autre une sculpture monumentale –, ils ouvrent l’exposition. D’où cette idée vous est-elle venue ?
A.P. Au moment où nous préparions l’exposition de photographies à la MEP [Maison européenne de la photographie, Paris] en 2017, nous avons ouvert des caisses que nous n’avions pas touchées depuis notre retour de Rome en France au début des années 1980. En archéologues, nous avons fouillé notre propre mémoire, alors que notre pratique n’avait jamais été autobiographique jusque-là. Cela correspondait aussi aux cinquante ans de notre travail en commun. Nous avons donc produit ce nouvel autoportrait, une tête de Janus avec un visage qui regarde vers le futur et l’autre vers le passé. C’est l’architecte-archéologue, ce personnage que nous avons inventé peu de temps après nous être rencontrés et qui incarne notre association. À l’intérieur de ce double visage, des éléments divers, disposés comme sur une scène de théâtre, correspondent à ces deux démarches complémentaires.
L'air de la ville
Vos œuvres montrent souvent des villes imaginaires, par exemple Ouranopolis (1995) et Exotica (2000). Est-ce parce que, pour vous, l’air de la ville rend libre ?
A.P. C’est exactement ça ! Je suis née à Marseille et, quand je suis à Paris, je respire la liberté. Patrick et moi sommes des piétons des villes, que ce soit des villes d’aujourd’hui ou des villes mortes. Nous observons leur structure, leur architecture, leur humanité aussi…
Ces deux villes, l’une blanche et l’autre noire, sont des images du futur et du passé…
P.P. Ouranopolis est un vaisseau volant indéterminé que nous envoyons dans l’espace, une sorte de fiction du futur : la culture est menacée, et il faut la préserver d’une éventuelle catastrophe dans cette bibliothèque imaginaire. À l’époque, nous habitions Los Angeles et nous étions portés par le cinéma.
A.P. Exotica est une ville abandonnée de ses habitants, tombée aux mains des milices. C’est une caricature très noire ayant pour point de départ une ville anarchique. Nous habitions alors à Ivry-sur-Seine, il y avait beaucoup de bâtiments glauques. Nous naviguons toujours entre un univers blanc presque abstrait, un monde néoplatonicien des idées pures, de la mémoire, de l’ordre, et le monde sombre de l’oubli, de la destruction, du chaos.
L’image du musée revient souvent, image de la mémoire et aussi, en quelque sorte, image de spiritualité.
A.P. Le musée est un système d’organisation, une métaphore de la mémoire. Et nous croyons tout simplement dans les choses de l’esprit. Les deux vont ensemble. C’est ce qui nous a fait quitter la scène française quand nous étions jeunes, avec ses travaux à l’époque très théoriques et dogmatiques. Nous avons toujours conservé notre liberté de penser.
Nous naviguons toujours entre un univers blanc presque abstrait, de la mémoire, de l’ordre, et le monde sombre de l’oubli, de la destruction, du chaos.
Vous avez puisé vos inspirations dans les humanités classiques et la culture populaire.
A.P. Et sur le terrain, par le génie du lieu, en explorant des sites archéologiques, des villes, des bibliothèques…
P.P. Au début, nous étions très attirés par les noms des lieux. Nous partions quelque part à cause d’un ensemble de sons : Isola Sacra, Villa Adriana, Domus Aurea… Et nous restions sur place trois semaines ou trois mois.
A.P. Notre travail évolue selon les lieux où nous vivons : l’Italie, Paris, Ivry, Los Angeles… Nous sommes inspirés par la vie.
Exposer au printemps prochain à la Villa Médicis, c’est pour vous un retour aux origines…
A.P. Rome a été très important, tant pour notre travail que d’un point de vue personnel. Notre fils est né là-bas, nous sommes ensuite retournés vivre en Italie, où nous avons eu une maison. À notre arrivée dans ce pays, tout ce que l’on faisait ailleurs s’y cristallisait. À Rome, dans les années 1960, nous avons découvert l’Arte Povera, qui nous a vraiment bousculés; c’était une confrontation avec le monde extérieur, à la fois la campagne et l’usine. Les jardins italiens nous ont aussi beaucoup apporté.
La création à deux
Vous évoquiez à l’instant votre conscience du monde, vos préoccupations écologiques anciennes. Depuis cinquante ans, vous réalisez des herbiers comme des journaux intimes.
A.P. Notre journal compte plusieurs milliers de pages… Ce sont des activités modestes, des empreintes du monde, exactement comme nous relevions des empreintes de monuments à Rome. Quand nous arrivons quelque part, nous ramassons des choses, des plantes, des objets, des photos, des notes. Parfois nous n’en faisons rien, d’autres fois, ça nous inspire des travaux. À Los Angeles, nous avons créé un journal de 500 pages. Nous adorons les plans, les cartes géographiques; nous en dessinons, en inventons, en rêvons… Cela nous permet de nous concentrer sur la ville.
P.P. Au début, nous faisions relier ces feuilles pour former des livres, mais c’était trop intime. Un jour, nous avons décidé de les montrer sur des socles. Ces images traduisent exactement notre vie quotidienne : les jours où nous avons parcouru la ville, les jours où nous sommes restés à la maison. C’est une cartographie du temps.
Vos dessins préparatoires, qui montrent très bien la manière dont vous travaillez, ressemblent eux aussi à des herbiers.
A.P. Quand nous commençons à travailler, nous accumulons des dessins sans savoir ce que nous allons en faire, ce sont des notes : un plan de bâtiment, celui d’une ville dans son ensemble, l’idée d’une fiction. Ensuite, nous en réunissons quelques-unes sur une page; ces stratifications rendent visible une partie des étapes de la création. Nos dessins parlent de nos sources, de nos lectures, de nos hésitations, de nos inventions.
Vous avez aussi créé un grand nombre de maquettes, qui peuplent habituellement les étagères de votre atelier – et que vous avez fait venir à Tilbourg pour l’exposition. Il s’agit souvent de projets non réalisés.
P.P. Nous produisons à la fois des dessins et des maquettes, qui aboutissent parfois à quelque chose, parfois pas, ou bien beaucoup plus tard.
Quelle place la photographie a-t-elle dans votre travail ?
P.P. Cela fait partie de nos outils. Nous ramassons des végétaux, les collons dans des herbiers ou les photographions… Nous aimons jouer avec ce médium, sans savoir ce qui sortira de l’agrandisseur. Parfois, nous nous trompons, et c’est encore mieux comme ça !
A.P. Patrick nous a ruinés en appareils photos !
P.P. D’ailleurs, j’en ai acheté un hier, mais d’occasion, pas très cher…
A.P. Encore ! Eh bien demain, je m’en achète un… toujours la même histoire ! Dès le début de notre travail, nous avons utilisé la photographie : les images que nous prenions, les Polaroid abandonnés que nous ramassions sur les sites archéologiques – aujourd’hui encore, nous faisons des découvertes dans ces photos. À Los Angeles, alors que nous étions au J. Paul Getty Museum, au lieu de nous promener avec nos petits appareils, nous avons apporté des objets, notamment des pétales de fleurs, à photographier devant des machines très performantes qui étaient mises à notre disposition.
Travaillez-vous toujours ensemble ? Ou bien arrive-t-il que l’un avance sur un projet, et que l’autre le rattrape ensuite ?
A.P. Cela n’a pas d’importance, nous échangeons tout. Souvent, Patrick me donne une idée, à laquelle je n’accroche pas. Ou bien c’est l’inverse. Entre nous, c’est un jeu de ping-pong permanent. Il faut vraiment que nous ayons la même idée, la même vision mentale pour réaliser un projet. Et alors, peu importe qui a fait quoi.
La question de l’archive est à la fois présente dans votre manière de penser et en image dans vos œuvres.
A.P. Nous avons un goût très prononcé pour l’archive : les vraies archives, nos archives personnelles, celles de notre travail et celles du monde. Et il y a aussi les archives fabriquées, celles que l’on invente en fonction des projets, comme celles de l’ethnologue dont la maison est montrée sous une bulle dans Danger Zone.
Vous prenez beaucoup de notes. Écrivez-vous aussi des textes plus longs ?
A.P. J’écris un journal depuis quarante ans, mais que je n’ai jamais montré. Peut-être le trouvera-t-on un jour. J’ai eu un moment de grande hésitation entre l’écriture et les arts. Patrick écrit plutôt par fragments, des textes littéraires et poétiques, et moi des petites fictions qui concernent le travail… ou pas. C’est une façon de regarder le monde.
Lisez-vous l’un et l’autre vos textes respectifs ?
A.P. Oui, c’est un sujet de fouille du cerveau de l’autre, pour comprendre ses états d’âme, ses idées. Ces textes sont parfois l’origine d’une recherche. Par exemple, pour Mnémosyne [1990], nous avions écrit une fiction : le journal de fouille d’un archéologue.
P.P. Parfois, en relisant, nous repérons un mot, dont nous faisons le pivot du travail suivant. Pour Domus Aurea [1976], c’était le charbon : nous cherchions un matériau dont le nom comprenne l’idée du feu et du noir.
Un théâtre
Vous avez aussi une collection d’objets religieux : qu’est-ce qui vous intéresse en eux ?
A.P. Mes parents avaient une maison dans les Alpes, un ancien presbytère. À l’époque des grands bouleversements dans les églises après la Seconde Guerre mondiale, le curé du village a demandé à mon père de prendre en dépôt chez nous un certain nombre de peintures naïves, de chasubles, de livres de sculptures. J’avais l’habitude de ranger mon vélo dans la cave, où ils avaient été installés. Chaque jour, je craignais qu’ils s’abîment; j’ai donc demandé si je pouvais les monter dans la maison. Les adultes considéraient que ce n’étaient que des vieilleries. Mon amour des objets religieux ne vient pas du fait que j’étais alors spécialement religieuse, mais de la dévotion sincère qui existait dans ces villages, de cette humanité qui me touchait beaucoup, et aussi de la beauté formelle des objets religieux, qui m’est apparue en Italie.
P.P. En réunissant les objets de notre collection, nous avions l’impression de les sauver. J’en ai également rapporté de mes voyages au Népal. Nous sommes passionnés par l’histoire des religions. Les regards des statues nous intéressent aussi beaucoup. Il y a des sculptures démembrées, des vêtements en loques que nous ne réparons surtout pas; les trois quarts des objets que nous avons sont cassés et le restent.
Votre atelier contient aussi de nombreux jouets d’enfant. Et il y a de la malice dans vos œuvres –même si ce n’est pas forcément ce que l’on y voit en premier.
A.P. On s’amuse ! Nous ne nous lancerions pas dans un travail comme Exotica sans cela !
P.P. Quand nous avons quitté notre atelier d’Ivry, nous avons jeté une benne entière de jouets. Je voulais même faire un concert avec un orchestre de jouets.
Finalement, que ce soit dans des jardins ou dans une exposition, vos œuvres sont toujours des scènes de théâtre.
A.P. Nous avons toujours adoré les jardins italiens pour les effets de surprise que l’on y trouve. Nous avons aussi dessiné des jardins, par exemple à Mantoue pour une villa du XVIe siècle, en choisissant chaque plante comme des paysagistes. La première intervention que nous ayons faite dans un jardin était chez Giuliano Gori à Pistoia [en Toscane], à la villa Celle : nous avons choisi le site d’une cascade, où nous avons installé notre réalisation autour de Jupiter et des géants. Depuis toujours, en effet, notre travail est une scène de théâtre.
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« Exotica », 15 septembre 2018 - 3 février 2019, De Pont Museum, Wilhelminapark 1, 5041EA Tilbourg, Pays-Bas.
« Anne et Patrick Poirier », 1er mars - 17 mai 2019, Villa Médicis, Viale della Trinità dei Monti 1, 00187 Rome, Italie.
« Eldorado », 27 avril - 1er décembre 2019, Tripostal, avenue Willy-Brandt, 59000 Lille.
« Futu ruins », 14 décembre 2018 - 24 mars 2019, Palazzo Fortuny, San Marco3958, 30124Venise, Italie.