Il dit que son atelier est près d’Orly, et l’on pense à La Jetée, à cet homme filmé par Chris Marker à la recherche d’un souvenir d’enfance, qui est celui du jour de sa propre mort. La plupart des tableaux d’Alexandre Lenoir ont quelque chose d’invisible, de fantomatique presque. Sa peinture nécessite du temps, le temps des gestes et celui des éléments. Né d’un père qui s’occupait d’animaux dans la campagne avoisinante de Chartres et d’une mère guadeloupéenne, il peint des paysages et quelques intérieurs, parfois peuplés, parfois pas, dans les-quels l’image joue avec l’abstraction.
Un processus pictural au long cours
Une série d’autoportraits réalisés avec des couleurs primaires et du blanc – pour créer un espace à part – lui a permis d’entrer à l’École nationale supérieure des beaux-arts, à Paris. Après son diplôme, il s’installe un an à Casablanca, où il a achevé de construire ses outils, dans l’objectif de peindre le plus indirectement possible. Il utilise d’abord la technique du masquage, avec des morceaux de ruban adhésif qui s’enfoncent dans la matière avant d’être retirés et de laisser apparaître le feuilletage de la couche picturale. Son geste se produit presque à l’aveugle, dans une obscurité éclairée seulement par les rayons d’un vidéoprojecteur.
Il travaille aussi par arrachage, quand il appose la face de la toile contre un mur ou une bâche préalablement recouverte de peinture à l’huile ou de white-spirit, qui remontent à la surface en séchant. Il lui arrive d’arracher la surface du tableau ainsi obtenue, à la manière des affichistes des années 1960, laissant au hasard le choix de la composition des couleurs. Il cite volontiers Marc Couturier et ses rencontres « épiphaniques » avec des images et des objets. Selon les cas, il macule le verso de ses toiles de grandes taches de couleur, qu’il dispose selon son souvenir de la composition au recto. La correspondance entre les deux faces de l’œuvre laisse une large part à l’intuition, comme dans une sorte de translation très maîtrisée dans son geste, et dont le résultat n’est pas totalement contrôlé. Lorsque la toile est retournée, ce procédé pictural a pour effet de creuser de surprenantes profondeurs, qui donnent aux images un mystère diffus.
Ce n’est qu’à la toute fin de ces longs processus, qui peuvent prendre plusieurs mois, qu’Alexandre Lenoir découvre ses peintures, et qu’il décide de les conserver ou non. Il faut du temps pour que ces images apparaissent à nos yeux, un peu à la manière dont les images photographiques se révèlent. Elles imposent chacune la bonne distance à laquelle les regarder, une distance qui permet à leurs éléments épars de se cristalliser. Ce n’est pas autrement que l’on regarde Eugène Leroy. Les scènes qui se dessinent dans ces œuvres sont en général celles dont on devine qu’elles sont les plus intimes.
Au Maroc, Alexandre Lenoir s’est confronté à la lumière et à l’espace, à la tentative de représenter les ciels de la palmeraie, à force de couches et de couches de peinture. Ses ciels en deviennent presque plus solides que les bâtiments qu’ils surplombent, dont les murs sont comme des portes qui s’ouvrent vers de nouvelles questions picturales. De retour en France après ce séjour, il a voulu s’intéresser davantage aux matières et à la dimension d’objet de sa peinture – par exemple, avec des traces de rouille qui surgissent de derrière la toile.
Lorsque la toile est retournée, ce procédé pictural creuse de surprenantes profondeurs qui donnent aux images un mystère diffus.
Même s’il se ménage des instants de solitude dans l’atelier, Alexandre Lenoir a souvent des collaborateurs. Au Maroc, il s’était entouré d’ouvriers auxquels il a progressivement laissé une place de plus importante dans son processus de création. De retour en France, il a repris le contrôle de ses toiles, aidé de quelques assistants – plus classiquement des étudiants d’écoles d’art. Une autre bascule s’est produite. Il dit aujourd’hui se laisser aller davantage au plaisir de peindre, se laisser la liberté d’apposer des toiles enduites de peinture sur la surface du tableau pour évoquer le drapé d’un rideau bleu, de faire surgir un coin de ciel familier dans le feuillage des arbres d’une forêt touffue, loin du regard sur les maîtres. De la peinture, c’est ce qu’il fait.
« Alexandre Lenoir », jusqu'au 30 mai 2020, visite sur rendez-vous, Almine Rech, 64, rue de Turenne, 75003 Paris.