À la mesure du tiret invisible qui relie leurs noms respectifs, David Brognon et Stéphanie Rollin n’envisagent leur association artistique que comme la construction d’une liaison possible entre le monde réel opacifié et la conscience du spectateur éveillé. Rattaché à la tradition d’un art conceptuel et minimaliste, dont leur langage formel porte la trace, le duo ne veut pas pour autant se laisser réduire à ce cadre un peu trop desséché et cérébral. Au point de revendiquer un geste « pop », qui, ancré dans l’époque, vise à sensibiliser le public à ses angles morts et à ses enjeux politiques – l’enfermement, le contrôle social, l’exclusion – ou à ses questionnements métaphysiques – le temps. Entre « minimalisme narratif » et « conceptualisme humaniste », le style symbiotique de Brognon Rollin se déploie dans un enchevêtrement jamais figé entre récit et épure, politique et poésie, activisme et rêverie, invisible et lumière.
Fractures et marges
« L’Avant-dernière Version de la réalité », titre de leur première grande exposition en France, proposée par le MAC VAL (commissariat de Julien Blanpied et Frank Lamy), est beaucoup plus qu’un simple emprunt à un texte de Jorge Luis Borges. Il traduit la volonté d’embrasser les fractures du monde entier en assumant l’inachèvement forcé de son projet et en dévoilant, surtout, la cohérence d’un travail commun démarré en 2006 – à la suite d’une rencontre au Mudam, le musée d’Art contemporain du Luxembourg, où David travaillait comme régisseur et Stéphanie comme assistante de la directrice, Marie-Claude Beaud. Lui vient du graffiti, elle est passée par des écoles d’art plus académiques. « Nous sommes très différents, mais nous recherchons exactement la même chose», explique David Brognon.
Leur «avant-dernière version», qui ne sera évidemment pas l’ultime, propose un plein regard sur l’expérience du monde, même si ce regard s’égare sur des chemins de traverse et prolifère via de multiples médiums (installations, sculptures, vidéos, photos…), sans que jamais l’un ne s’impose. « Chacun de nos projets génère un médium différent, une seule solution, qui est la plus juste possible », continue David Brognon. Ces chemins latéraux conduisent au cœur de ce qui agite notre époque, dans ses marges les plus sombres et dans l’espérance secrète qu’elle suscite. Leurs pièces multiples ici exposées – quatre-vingts, dont un tiers inédit – se présentent comme « des réponses formelles ajustées à chaque situation, à chaque contexte, confirme Stéphanie Rollin. Nous avons tous les deux le goût de l’épure: nous enlevons, nous grattons jusqu’à l’os, jusqu’à l’obtention d’une matière quasi nue; nous ne voulons rien d’ornemental, rien d’inutile, rien de dégoulinant. »
leurs pièces multiples, procédant autantd’un long travail ethnographique que d’une recherche conceptuelle, relèvent toutes d’un art de la trace.
Ces situations et contextes sont essentiellement liés à des rencontres, à des observations au long cours dans des lieux dont ils cherchent soit à honorer la mémoire, soit à transformer le cadre. Leur pièce monumentale Résilients, réalisée en 2017 pour le BPS22, à Charleroi, traduit magistralement ce tropisme mémorial et conceptuel. L’annonce de la fermeture de l’usine Caterpillar, à Gosselies (un quartier de Charleroi), avait provoqué chez les ouvriers le besoin de laisser une trace. Après de longs mois de réflexion commune, ils ont fabriqué ensemble une immense cage d’acier, haute de 6 mètres, usinée pièce par pièce par les travailleurs : un tourniquet dont le déplacement circulaire ne mène nulle part, comme une allégorie de l’exploitation. « Cette œuvre a changé leur vie, mais la nôtre aussi », reconnaît David Brognon.
Leur intervention, souvent en collaboration avec des individus tenus aux marges de la vie sociale, se joue également dans une forme de prise directe avec la matérialité de l’espace physique ou sonore, à l’image de leur très beau projet Train Your Bird To Talk, conçu avec l’école élémentaire Pierre-Budin, dans le quartier parisien de la Goutte d’or. Les deux artistes ont longtemps échangé avec les enfants avant de remplacer la sonnerie stridente de l’école par des sifflements humains. Ils leur ont demandé ce qu’évoquaient pour eux l’entrée et la sortie des cours, puis ont transcrit ces émotions en expressions : « Cela a donné “C’est l’heure de jouer”, “À table!”, “Youpi! C’est fini!” Des phrases que nous avons traduites et fait siffler en silbo, un des derniers langages sifflés au monde, dans l’archipel des Canaries. »
Saisir les traces
Cette façon de poétiser le réel et d’en perfectionner le cadre par un microgeste traverse beaucoup de leurs pièces. Leur performance Until Then, très remarquée lors de la Biennale de Melle, « Le Grand Monnayage », en 2018, conjurait sa dimension conceptuelle par un effet émotionnel saisissant : un homme attendait seul dans une église jusqu’au départ volontaire d’une personne en fin de vie (une allégorie de l’attente, incarnée par Robert Samuel qui a inventé un nouveau métier, Line sitter : attendre pour les autres). Une autre de leurs pièces marquantes, 8 m2 Loneliness, une horloge à détecteur de mouvement présentée pour la première fois à Art Brussels en 2013, plonge le visiteur dans une expérience de temps suspendu. Lorsque le public entre dans la salle, l’horloge s’arrête, puis reprend sa course dès que l’espace se vide. Pour cette œuvre sur l’ennui et l’attente, les artistes se sont inspirés du témoignage d’un détenu qu’ils ont recueilli pendant une session à la prison d’Écrouves, en Meurthe-et-Moselle : « Quand je rentre dans ma cellule, c’est mon temps personnel qui commence. »
Plus conceptuelle et plus sensible, Cosmographia joue sur les effets de diffraction avec le monde réel, dont les aspérités et la matérialité s’éprouvent dans la fabrication d’artifices, plus révélateurs que mystifiants. Réalisée sur l’île de Gorée, au large du Sénégal, cette pièce démesurée « décalque » sur place, à échelle 1, le territoire. Centimètre par centimètre, les 3 kilomètres du tracé de l’île sont reproduits sur papier, glissés dans 3066 enveloppes et envoyés à Bruxelles pour être rangés, avant d’être mis sous scellés dans une étagère en Inox au MAC VAL. Le même protocole de captation physique d’un territoire, à la fois enfantin et délirant, a été déployé sur l’île Tatihou, dans la Manche.
Dans cette oscillation entre un enregistrement et une envolée, entre une fantaisie poétique et une consignation du monde, de son espace et de son temps, confinant parfois à l’absurde, le duo Brognon Rollin a trouvé une cohérence parfaite depuis plus de dix ans. « Nous sommes des artistes d’univers, plutôt que des artistes de langage », confesse David Brognon. « Notre univers, c’est la périphérie, c’est cet espace-temps qu’on ne veut pas voir », renchérit Stéphanie Rollin, à l’unisson dans ce désir de troubler les certitudes. Comme dans l’œuvre de l’artiste qu’ils chérissent le plus, Francis Alÿs, leurs pièces multiples, procédant autant d’un long travail ethnographique que d’une recherche conceptuelle, relèvent toutes d’un art de la trace. Un art par lequel une certaine version de la réalité s’imprime dans l’œil du spectateur, invité à saisir ce qui gît ou vibre sous l’ordre apparent et froid du visible.
« L’Avant-dernière Version de la réalité », 7 mars-30 août 2020, MAC VAL, place de la Libération, 94400 Vitry-sur-Seine.