59 Stellungen [59 Positions] (1992) occupe une place centrale dans mon parcours. Pour cette pièce, j’ai demandé à des personnes, des amis pour la plupart, d’enfiler un pull de manière inhabituelle, pendant que je les filmais. Je me suis également prêté au jeu, car je me sentais embarrassé d’imposer aux autres des attitudes qui peuvent paraître gênantes sans y participer moi-même. Ce qui m’intéressait, c’était de faire des sculptures à durée limitée, des sculptures éphémères. Pour chacune des cinquante-neuf positions, j’ai prié le modèle de tenir la pose dix-huit ou vingt secondes. Ce laps de temps suffit à montrer qu’il y a une personne sous le pull, que l’on peut voir bouger légèrement, respirer. Toutefois, les visages, les mains demeuraient invisibles, parce que je ne voulais pas que l’on perçoive la personnalité des uns et des autres. L’idée était de produire une abstraction à partir du corps humain, en le cachant, en le couvrant, en le protégeant, en le faisant disparaître. J’ai ensuite monté en boucle les différentes séquences de 59 Stellungen. L’attention du visiteur, qui reste très peu de temps devant les vidéos dans les galeries ou les musées, est stimulée, car il se passe sans cesse quelque chose.
Qu’est-ce qu’une sculpture ?
Pour une publication, on m’a demandé d’extraire des images fixes du film. Transformer 59 Stellungen en une série de photographies m’a beaucoup plu. Cela m’a incité à reprendre ce médium, que j’avais déjà pratiqué dans les années 1980, mais dont je m’étais peu à peu détourné. Cela m’a en outre inspiré les One Minute Sculptures, qui sont très importantes pour moi, aujourd’hui encore. En somme, 59 Stellungen a été une matrice. Grâce au vêtement, j’ai compris que je pouvais inventer des formes complètement folles, très rapidement. C’était stimulant. D’ordinaire, quand vous créez une œuvre, vous espérez qu’elle durera éternellement. Moi, cela m’amuse beaucoup de décider de la fin de l’œuvre. J’aime qu’elle ait une existence fugace. L’ensemble de mon travail tourne autour de la question « Qu’est-ce qu’une sculpture ? »
Depuis des siècles, une sculpture est composée de rapports de masse, de volume, de surface, de matériau. Ces dernières décennies, de nombreux artistes – dont moi-même – ont changé cette conception de la sculpture en la liant à l’action, à la performance. La photographie a été un moyen de pérenniser ces nouvelles formes sculpturales. À tout cela s’est greffé le recours aux instructions. J’ai commencé à m’en servir en 1990, à l’occasion d’une exposition à la Jack Hanley Gallery. Le galeriste n’avait pas les moyens de me payer un billet d’avion jusqu’à San Francisco. Je l’ai donc invité à acheter des pulls, le laissant libre du choix du modèle – la liberté du commissaire d’exposition! –, puis je lui ai faxé un dessin avec des instructions pour la réalisation de la pièce. J’ai ensuite repris ce procédé pour de nombreuses performances. Cela interroge l’autorité de l’artiste et la paternité de l’œuvre.
Dans mon travail, le choix des objets est guidé par des raisons pragmatiques. Quand j’étais jeune, je n’avais pas un sou. J’étais donc contraint d’employer des matériaux bon marché et accessibles. Par ailleurs, je n’ai jamais été attiré par les pièces compliquées à exécuter. Je voulais des ressources avec lesquelles il est facile de travailler. Je me suis rendu compte que je pouvais faire une sculpture avec un pull en cinq minutes. J’ai commencé par piocher dans ma propre garde-robe, mais ça m’a vite causé quelques difficultés… Par chance, mon atelier se trouvait alors à côté d’un entrepôt de fripes ! Je considère le vêtement comme une seconde peau. Il est lié à mon attachement à la sculpture, domaine où, traditionnellement, la peau, sa représentation sont des questions essentielles. Ainsi, une sculpture grecque en bronze, d’Apollon par exemple, est en réalité composée d’une fine couche d’alliage, le reste n’est que du vide.
pour chacune des cinquante-neuf positions, j’ai prié le modèle de tenir la pose. l’idée était de produire une abstraction à partir du corps humain, en le cachant, en le couvrant, en le protégeant, en le faisant disparaître.
L’aspect imposant de ce corps est une illusion, et le bronze fait véritablement office d’épiderme. L’utilisation de vêtements et d’objets du quotidien comme le seau soulève aussi le problème du vieillissement des œuvres. Devant une pièce de Dada ou de Fluxus dans un musée, je suis souvent déçu. Si le projet qui prévaut est formidable, le résultat vieillit mal. Telle chaise ou tel aspirateur appartiennent à l’époque de sa production. De même avec le Porte-bouteilles de Marcel Duchamp (1914) : de nos jours, on ne sait plus ce qu’est un séchoir à bouteilles, la perception en est donc complètement modifiée. Quand un musée achète une de mes œuvres qui contient des vêtements ou des objets usuels, je demande aux conservateurs de les renouveler tous les vingt ans. Ils ne le font jamais ! C’est oublier que les traces de transpiration présentes dans la laine ou le coton attirent les mites : les œuvres s’autodétruiront de toute façon [rires].
Dada et Filliou
Les vêtements me fascinent. Grâce à eux, nous nous mettons en scène. Ce sont vraiment des éléments intéressants. Les One Minute Sculptures ont eu un fort retentissement dans le monde de la mode. Raf Simons ou Martin Margiela s’en sont inspirés. Walter Van Beirendonck [styliste belge faisant partie du groupe des Six d’Anvers] a dessiné des pulls à partir de mes œuvres, des pulls faits pour être portés ! C’était incroyable. J’ai moins aimé la manière avec laquelle les photographes de mode se sont emparés de mon travail, l’ont copié, sans me demander mon avis ni, bien sûr, me créditer. Je me suis essayé une fois à la photo de mode, en 1997. Cela a été un échec total, un vrai drame ! J’avais été invité par Palmers, une marque de lingerie et de homewear très connue en Autriche, à concevoir leur campagne de publicité. Elle avait l’habitude de faire appel à des photographes célèbres et à des top-modèles. Le résultat était « badaboum ». Invariablement : un regard masculin posé sur des corps féminins. Je leur ai expliqué que je souhaitais prendre le contre pied de ce regard. J’ai dû engager des modèles venus du porno, car les mannequins ne voulaient pas faire ce que je leur demandais, elles trouvaient les poses stupides. Évidemment, Palmers a refusé la campagne. Et voilà ! Notez que c’est la seule fois où j’ai montré des seins. C’est délicat de représenter des corps sexués. Ma série De Profundis (2012) a pour objet non le corps féminin des publicités, mais le corps masculin, nu et vieillissant : « Des profondeurs, je t’appelle, ô, Seigneur ! » Voilà ce que j’ai à l’esprit le matin en me voyant dans le miroir [rires].
Vous ne serez pas surpris d’apprendre que les sculptures éphémères, comme celles de 59 Stellungen ou les One Minute Sculptures, sont nourries de paradoxe et d’absurde. Il s’agit moins d’humour que d’incongruité. Il ne faut pas non plus y déceler un héritage surréaliste qui, à l’instar de l’actionnisme viennois, est trop théâtral : je ne suis guère sensible au spectaculaire [le directeur de la Maison européenne de la photographie, Simon Baker, présent à l’entretien, précise : «Erwin est davantage Dada! »]. Je me sens plus proche de Dada, oui, ou de Robert Filliou. J’ai aussi été très marqué par la lecture de Jean Genet, de Samuel Beckett, d’Eugène Ionesco et de Thomas Bernhard. Observer le monde sous cet angle de l’absurde permet de voir les choses différemment. Pas toujours, et jamais devant une escalope viennoise [rires], mais parfois, si ! C’est une nécessité, à mon sens.
« Erwin Wurm. Photographs », Maison européenne de la photographie, 5-7,rue de Fourcy, 75004 Paris.