Où et comment avez-vous vécu le confinement mis en place pour enrayer la propagation du coronavirus ?
J’étais chez moi à Paris et en famille. J’ai vécu cette période assez sereinement. Il faut dire que cela ne modifiait pas beaucoup mes habitudes car, comme beaucoup d’artistes, je vis dans un semi-confinement permanent. J’en ai l’expérience. Ce qui m’a frappé, c’était le silence dans les rues et le ciel. Il est resté bleu azur, sans nuages, durant quasiment toute cette période. J’habite le 13e arrondissement et le seul bruit que j’entendais était celui des mouettes. C’était une sensation très étrange, flottante, j’avais le sentiment d’un ailleurs.
Quel impact a eu la crise sur votre existence, vos projets ?
Je travaillais sur une exposition personnelle qui devait ouvrir fin juin en Italie, à la Fondazione Zimei. Elle est reportée à l’année prochaine, si tout va bien. Avec Michel Rein, mon galeriste, nous étions aussi en contact avec un musée important au Moyen-Orient, mais avec la chute du cours du pétrole, la discussion est interrompue pour l’instant. Plusieurs projets pour l’espace public ont aussi été reportés, déplacés.
Le monde de l’art est frappé de plein fouet. Êtes-vous confronté à des difficultés résultant de la situation que nous vivons ?
LORSQUE J’AI CHOISI D’ÊTRE ARTISTE, JE N’AI PAS CHOISI UN MÉTIER
Non, mais je suis vigilant et attentif à la situation générale. J’ai mis en place une économie de travail qui me permet d’être agile et de créer avec n’importe quoi et n’importe où. Mon œuvre ne dépend pas de moyens de production pour exister. Je n’ai d’ailleurs jamais adhéré à cette idée de l’artiste comme entrepreneur. J’ai même refusé ce rôle très tôt, à un moment où plusieurs personnes de mon entourage auraient souhaité que je m’y conforme pour développer mon œuvre. C’est l’énergie et l’envie de créer, coûte que coûte, qui m’a toujours fait avancer. Lorsque j’ai choisi d’être artiste, je n’ai pas choisi un métier, j’ai décidé d’être un homme libre. Donc, il n’y a pas de studio Franck Scurti, je n’ai pas d’assistant et il y a encore un mois, je n’avais plus d’atelier.
Quelles réflexions vous inspire cette crise ?
Depuis des dizaines d’années, on voit tous les indicateurs montrer que notre mode de développement crée plus de maux que de biens. Les alertes au changement climatique ont été peu entendues, alors qu’une alerte sanitaire oblige les gouvernements à des décisions rapides pour éviter des morts. Nous sommes en zone de turbulence et on ne sait pas combien de temps cela va durer. Je crois que l’on n’a aucun précédent pour en mesurer les impacts sur les individus et les sociétés. En même temps, il y a des signes positifs, ça bouge. Tout le monde a pris conscience que le fonctionnement de la société dépendait de personnes dont on ne se souciait pas auparavant. Tout d’un coup, cette population est devenue visible et essentielle. Si la récompense est à la hauteur de leurs efforts, alors ce sera très bien. Et puis, à l’autre bout, on se rend compte qu’il y a des pans entiers d’activité, de métiers, de temps passé qui ne sont pas ou plus du tout essentiels, et là ça coince. Se rendre compte de la futilité de notre existence n’est pas sans amertume et c’est pourquoi les artistes doivent adopter un comportement de résistance face à cette réalité.
Précisément, quel rôle peuvent jouer les artistes dans un tel contexte ?
Quand le monde fait face à une réalité qui le dépasse, quand la vie des êtres humains est en jeu, il est important de remettre la pensée au centre de nos préoccupations. Il faut que les artistes reprennent la parole à travers leurs œuvres. Les plus belles œuvres sont souvent celles qui disent quelque chose du monde tel qu’il est. Il ne s’agit donc pas d’avoir un rôle ou de prendre des poses, c’est précisément tout ce que l’on ne veut plus. À un moment où même les présentateurs de télévision se prennent pour des artistes, il s’agit plutôt d’affirmer des positions plastiques, politiques et poétiques. Des actes, à défaut de tomber dans la décoration la plus plate.
LES ARTISTES DOIVENT ADOPTER UN COMPORTEMENT DE RÉSISTANCE FACE À CETTE RÉALITÉ
Cette crise est-elle inspirante ?
Je ne dirais pas que la crise est inspirante, elle est là, c’est tout. D’une certaine façon, elle est présente dans mon travail depuis 2007-2008, au moment de la crise des subprimes. C’est durant cette période que j’ai pris réellement conscience que la dérégulation du monde avait une influence sur mes activités artistiques. Depuis, j’œuvre plutôt à ajuster les choses, à leur donner une dimension plus humaine.
Cette expérience va-t-elle changer vos pratiques dans le « monde d’après » ?
Non. J’ai conscience que l’on ne pourra sans doute pas revenir au business as usual après cette période mais j’ai mis en place une pratique créative depuis longtemps. Elle est basée sur la relation entre la sphère artistique et le monde quotidien et ne dépend pas vraiment du rythme des expositions ou des propositions. J’ai mon propre tempo.
Quels enseignements, selon vous, devons-nous tirer de cette crise sanitaire mondiale ?
On a pu voir que nos sociétés sont fragiles face aux chocs, mais nous sommes prêts à agir lorsque nous pensons que nos vies en dépendent. C’est très bien mais pas suffisant face au changement climatique qui nous menace à une bien plus grande échelle. Cette crise sanitaire sera traitée à un prix très élevé et avec de nombreux dégâts sociaux. Il n’en sera malheureusement pas de même pour le choc climatique.
Vous installez cet été votre atelier au Grand Palais, à Paris. Comment ce projet est-il né et qu’allez-vous y montrer ?
Il y a un mois, Chris Dercon m’a effectivement contacté pour me proposer d’installer mon atelier au Grand Palais. Il souhaitait un événement libre et non figé, d’où l’idée d’un espace en mouvement perpétuel. « Au jour le jour » n’est donc pas une exposition et encore moins un projet, c’est la réponse, en acte, d’un artiste face à une situation de crise. En installant mon atelier, en exposant ma pratique durant deux mois dans la nef du Grand Palais, il s’agit de remettre la parole de l’artiste au premier plan et de rendre public des moments, des sensations qui sont habituellement réservés au seul domaine privé. Cet atelier sera sans programme et non performatif.
CET ATELIER SERA SANS PROGRAMME ET NON PERFORMATIF
Il y aura deux axes de travail. L’un vertical, avec une pièce emblématique de ma démarche de ces dernières années qui s’appelle De la Maison au Studio (et vice versa), que j’ai commencée en 2012 et est toujours en cours. Cette ligne, créée avec mes lacets de chaussures noués entre eux, est ponctuée de petits déchets, détails du quotidien trouvés au sol. Aujourd’hui, elle mesure plus de 45 m de long et sera suspendue au « clocheton » situé au milieu de la nef. Elle sera agrandie durant les deux mois lors de mes déplacements entre mon domicile et mon nouveau lieu de travail. Cet axe vertical fait référence au monument français et à tous les événements qui s’y tiennent. C’est un anti-monument, un monument de l’invisible dans l’immensité de la nef qui sera en quelque sorte le négatif d’expositions comme Monumenta.
Le deuxième axe sera horizontal et reprendra l’idée que le ciel est tombé dans la nef. Il fera référence à la surface commerciale du lieu, qui va du salon des arts ménager (1960) jusqu’à des événements comme la FIAC. Il sera constitué d’affiches publicitaires à dos bleus, disposées au sol. Ce sera mon espace de travail. Je voudrais qu’ici « le monument » laisse place au processus, la parole de vérité associée habituellement à l’œuvre d’art à des « tentatives » multiples. Une chronique liée à tous les détails, à tous les aléas de l’existence quotidienne et battant au rythme de l’actualité.
« Au jour le jour », le studio de Franck Scurti sous la nef du Grand Palais, du 18 juillet au 23 août 2020, tous les week-ends de 16 heures à 20 heures sauf le week-end du 15 août.