« Enfin arriva l’heure, impatiemment attendue, où la galerie devait s’ouvrir. J’entrai dans ce sanctuaire, et mon étonnement surpassa tout ce que j’avais imaginé. » Dans un passage de Poésie et Vérité, Goethe raconte en ces termes le choc que produisit sur lui la galerie de peinture de Dresde, qu’il découvre en 1768. Deux siècles et demi plus tard, l’émerveillement est intact. Avant qu’elle ne referme à nouveau ses portes jusqu’au 5 mai à cause de la crise du coronavirus, les visiteurs qui s’y pressaient en foule le 29 février montraient la même impatience et le même enthousiasme. Pas moins de sept années et 49 millions d’euros ont été nécessaires pour offrir au public toute l’intensité du sentiment de Goethe.
L’IMPOSANT BÂTIMENT, ACHEVÉ EN 1855, A RETROUVÉ TOUTE SA SUPERBE
L’imposant bâtiment, achevé en 1855 sur des plans de Gottfried Semper, a retrouvé toute sa superbe ; il manifeste de nouveau toute l’intelligence avec laquelle l’architecte a su exposer les fabuleuses collections réunies au siècle précédent par Auguste « le Fort » et son fils Auguste III. Si la passion du second pour la peinture est déjà bien connue — pour être à l’origine de la Gemäldegalerie Alte Meister —, celle du premier pour la sculpture sera une redécouverte pour le plus grand nombre. Alors que les tableaux avaient rapidement retrouvé leur place dans leur écrin du « Semperbau » après la restitution des œuvres confisquée par l’URSS en 1945, la majorité des sculptures étaient restées sans affectation précise, l’Albertinum de Dresde où elles se trouvaient depuis la fin du XIXe siècle ayant été choisi au temps de la RDA pour abriter les trésors rescapés de la Résidence. La réouverture progressive de cette dernière depuis 2004, et la réhabilitation complète de l’Albertinum achevée en 2010 étaient les préalables indispensables à ce redéploiement tant attendu.
Après un si long sommeil en réserve, l’accès à ces œuvres est l’une des meilleures surprises de la réouverture. Les Antiques, acquis pour partie à Rome au sein de collections aussi prestigieuses que celles des cardinaux Flavio Chigi ou Alessandro Albani, retrouvent la lumière, dans une salle initialement conçue pour accueillir la gypsothèque d’Anton Raphaël Mengs. À la faveur d’un éclairage dramatique tout à fait saisissant, il est enfin possible d’admirer ces marbres de Dresde dont la contemplation avait inspiré au jeune Winckelmann ses Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques […], motivant même son départ pour Rome. Dans ces pages fondatrices pour la pensée de l’art, il rendait un hommage inoubliable à la grâce et l’élégance de trois « Vestales », dite Herculéennes. Celles-ci constituent encore et depuis 1736 le fleuron des collections saxonnes, après avoir successivement orné — rien moins que — le théâtre d’Herculanum et le palais viennois du Prince Eugène.
LE DIRECTEUR STEPHAN KOJA A SU PERTURBER INTELLIGEMMENT CETTE HARMONIE TOUTE CLASSIQUE
Pour savourer de telles précisions, les visiteurs les plus curieux n’auront pas à attendre de parcourir les nombreux ouvrages fraîchement publiés : il leur suffira de se pencher sur les excellents cartels, détaillant avec une rigueur exemplaire les provenances, dates d’acquisition de chacune des œuvres, et parfois les inventaires historiques dans lesquelles elles apparaissent. À l’étage, peinture et sculpture cohabitent d’une manière fort heureuse, jamais arbitraire. Un vrai dialogue s’instaure ainsi entre bustes, toiles, bronzes ou retables. Les deux grandes galeries qui traversent le musée de part et d’autre de la rotonde centrale ont retrouvé leur juste apparence ; les murs tendus tantôt de rouge, tantôt de vert signalent un accrochage respectueux des distinctions classiques, italiens d’un côté, flamands de l’autre. Pourtant, sans nuire au projet de l’architecte ni à celui du prince collectionneur, le directeur Stephan Koja a su perturber intelligemment cette harmonie toute classique. Au pied des cimaises chargées de tableaux, les sculptures révèlent toute la perméabilité des sujets et des styles : les flots qui tourmentent la panse d’un vase italien du XVIIIe siècle semblent éclabousser une toile de Rubens figurant La colère de Neptune. Juste en face, un Silène en marbre antique aurait goûté au même vin que son alter ego peint par Van Dyck, et – comble de malice – Marie-Madeleine surplombe cette beuverie… Sous le pinceau de Jordaens, elle paraît déplorer tant la perte de son Christ que l’état dans lequel se sont mises les joyeuses créatures mythologiques.
NOMBRE DE CADRES DU XVIIIE SIÈCLE SONT PASSÉS ENTRE LES MAINS DES RESTAURATEURS
Seules les dernières expositions laissaient présager le bilan époustouflant de ces longs travaux, menés discrètement. Elles ont permis au musée partiellement ouvert à la visite ces dernières années, de révéler au compte-goutte le fruit des restaurations successives, comme celle, spectaculaire, d’un cycle complet de Véronèse en 2018. Nombre de cadres du XVIIIe siècle sont eux aussi passés entre les mains des restaurateurs, pour en raviver l’éclat. Riches d’ornements rocaille et surmontés par les armes de la couronne polono-saxonne, ils contribuent pour beaucoup à faire de la collection dans son ensemble une œuvre d’art. La multiplication regrettable des vitres de protection sur les tableaux, qui nuit souvent à leur appréciation, est vite oubliée au regard de l’extrême accessibilité des pièces exposées, sans mise à distance excessive et la plupart du temps sans vitrine. Cette présentation est particulièrement pertinente pour des sculptures dont nous pouvons désormais faire le tour et admirer les moindres détails. Cela favorise de jolies surprises, comme au revers d’un Christ à la colonne de Balthasar Permoser : en lieu et place de la signature, un petit autoportrait est sculpté à même le socle. Artiste rare remis à l’honneur à Dresde, Permoser y apparaît comme le plus insigne successeur du Bernin dans l’aire germanique. Ses figures monumentales d’Apollon et Minerve, exécutées pour le nymphée du Palais du Zwinger, accueillent d’ailleurs les visiteurs dans le hall du Semperbau.
Il convient de saluer enfin la quantité d’œuvres montrées au public. Celui-ci n’imagine sans doute pas devant les merveilles du bel étage que le niveau supérieur lui réserve encore trois salles inoubliables entre toutes, renfermant respectivement les pastels de Jean-Étienne Liotard et Rosalba Carriera, les vues de la Saxe par Bernardo Bellotto, et – patrie de Luther oblige – quelques-uns des plus beaux Cranach l’Ancien. « Le miracle du musée de Dresde » évoqué par Cocteau dans ses Entretiens avec Aragon, c’est peut-être cette capacité à sans cesse renaître. Après avoir échappé à deux bombardements, en 1760 et 1945, la Gemäldegalerie retrouve donc sa place parmi les plus grands musées d’art ancien d’Europe, signal d’espoir pour une région et une ville qui continuent à se reconstruire. Nous voulons croire que cette réouverture sera l’occasion pour les collections nationales de Saxe de révéler bientôt d’autres trésors encore endormis, comme ceux du musée des arts décoratifs qui attendent toujours un lieu à leur mesure.