Depuis les années 1990, l’Autrichien Erwin Wurm associe sculpture, performance, vidéo, dessin et photographie. S’il a surtout rencontré le succès pour des sculptures comme la Fat Car ou la Narrow House, qui redéfinissent l’idée de volume, il est aussi l’auteur d’une œuvre photographique où il réinvente le rapport du corps aux objets. Deux cents images sont réunies pour la première fois à la Maison européenne de la photographie, à Paris. Elles révèlent la singularité d’une démarche fondée sur l’absurde et le paradoxe.
Le titre de l’une de vos plus fameuses séries, « One minute sculptures », est en soi un « statement ». La légèreté du processus, la rapidité de la réalisation, sont-elles les gages d’une certaine forme de liberté pour vous ?
Lorsque j’étudiais l’art dans les années 1970, la plupart des artistes en vogue étaient les minimalistes, qui n’hésitaient pas à produire des sculptures monumentales, des œuvres signifiant, par leur taille même, qu’il s’agissait là d’un travail d’importance. En ce qui me concerne, je déteste les grandes machines. Quand j’ai une idée, je me demande d’emblée quel est le moyen le plus facile et le plus rapide pour la mettre en œuvre. J’essaie de traiter des questions importantes à travers des pièces légères et accessibles qui n’écrasent pas les gens. Quand j’étais jeune et fauché, le seul moyen de réaliser mes sculptures était d’utiliser les matériaux bon marché que j’avais sous la main. J’ai vite compris que je pouvais faire fructifier tous les objets qui m’environnaient – les chaises, les tables, les oreillers… Tout peut devenir une œuvre d’art.
«J’ESSAIE DE TRAITER DES QUESTIONS IMPORTANTES À TRAVERS DES PIÈCES LÉGÈRES »
Vous donnez des instructions absurdes aux visiteurs de vos expositions, comme de mettre un seau sur sa tête ou se glisser des crayons dans le nez, et ils acceptent votre protocole. Peut-on, sous le sceau d’une autorité qui est celle de l’art, faire faire n’importe quoi à n’importe qui ?
C’est une question importante, elle est souvent utilisée à mauvais escient dans le champ politique. Vous demandez à la population de faire des choses, et ensuite, elle se décharge de toute responsabilité. Justement, pendant la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de gens en Allemagne ou en Autriche ont reçu des instructions qui ont abouti à l’extermination de millions de personnes et ils se sont défaussés ensuite en faisant valoir qu’ils n’étaient que des exécutants. Mon travail est né de la société d’après-guerre dans laquelle j’ai grandi. À l’école, on était frappé lorsqu’on ne répondait pas correctement aux exigences des professeurs. Quand j’ai construit la Narrow House, j’ai pensé à l’étroitesse d’esprit de ma famille et de la société autrichienne en général. J’ai dû affronter mon père, qui était policier, pour devenir artiste et échapper au poids de l’histoire. Mon œuvre parle de cela.
Vos photos mettent souvent en jeu le corps soumis à des déformations, des dérèglements. Il existe une histoire de l’art en Autriche liée à l’actionnisme, qui n’hésitait pas à violenter le corps. Ce mouvement a-t-il compté pour vous ?
L’actionnisme mettait en œuvre des actions très théâtrales, de grands cris, de grands effets. Je suis du côté des choses pathétiques et désarmantes du quotidien, des petits signes qui témoignent du désastre de nos vies. Ce qui compte pour moi, ce sont les paradoxes et les changements de paramètres. Une exposition réunit normalement des sujets qui contemplent des objets. Lorsqu’un visiteur accepte d’accomplir devant un appareil photo l’une des actions que je lui propose, il consent à se transformer en objet sous le regard des autres. C’est cette modification de perspective qui m’intéresse.
Vous avez cessé de faire des images pendant de longues années. Pourquoi avez-vous accepté ce projet de rétrospective photographique ?
J’ai arrêté la photo il y a une quinzaine d’années parce que les galeries me demandaient d’en produire en quantité et je résiste à toute idée de routine. J’ai repris il y a peu parce que j’ai eu envie de faire des « One minute sculptures » avec un Polaroïd grand format. Certaines des images faites avec cet appareil sont dans l’exposition. Ce retour à la photographie m’a donné envie de me replonger dans mes archives, de retrouver les premières séries en noir et blanc, les planches contact, les essais, et de réorganiser mes images autrement, en réalisant des montages que je présente pour la première fois. C’est l’occasion de revisiter tout mon travail.
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« Erwin Wurm photographs », Maison européenne de la photographie, 5/7 rue de Fourcy, 75004 Paris. / Catalogue : Erwin Wurm photographs, textes de Simon Baker et Laurie Hurwirtz, coéd. RVB Books/MEP, 320 p., 619 ill., 45 euros.