Recueillir les paroles de Sarah Moon, en plein confinement, c’est faire récolte d’autant de silences que de mots. Entre fulgurances et esquives, l’artiste parle au téléphone comme elle photographie, ménageant des aires de netteté et des zones de flou, évoquant ses mille manières d’apprivoiser le temps.
Travaillez-vous en ce moment ?
Je ne sais pas si c’est du travail, j’essaie de faire une photo par jour, histoire de ne pas perdre l’œil. Je m’efforce de voir ce que je ne voyais pas. Comme nous tous, j’ai droit à une heure de marche par jour, je n’emprunte pas les avenues, mais les petites rues de mon quartier, je prends le prétexte d’aller acheter trois pommes pour me diriger vers le nord, ou vers le sud. Je cherche la lumière. Il y a la nuit aussi par la fenêtre, les arbres dans l’obscurité que je n’avais jamais photographiés depuis que je vis ici. Ce printemps du confinement s’est manifesté envers et contre tout avec un ciel sans nuages, qui m’a permis de photographier les rayons de soleil là où ils entrent – ce ne sont jamais les mêmes. Aujourd’hui, nous sommes dans un temps de réflexion,d’introspection. Même si nous pouvons ressentir une dérision extrême… Ce que nous vivons est tellement important que je ne sais pas si je peux vraiment parler de travail en ce moment. Ce n’est pas que c’est loin, mais la « préoccupation » est si présente. Pour moi qui ai toujours couru, qui ai toujours été dans l’immédiateté, le temps prend ces jours-ci une importance terrible.
Pouvez-vous me parler du film Où va le blanc (2013), que le public parisien découvrira pour la première fois ?
À l’origine, c’est un livre que j’ai choisi de ne pas publier, qui est resté à l’état de maquette. J’ai décidé d’en faire un film. En fait, j’ai retrouvé dans mes archives des Polaroid qui n’ont pas été fixés et qui s’effaçaient peu à peu. En les réunissant, j’y ai vu comme le symbole du temps et de l’effacement. La maquette du livre était sur la table et, en tournant les pages, j’ai vu que c’était la lumière même qui le montrait. C’est un film qui parle très peu, il dit qu’on ne peut pas revenir en arrière. Mais ça, je le savais…
Vous reprenez toujours les mêmes images pour les réorganiser dans de nouvelles associations, que ce soit dans vos livres, vos expositions ou vos films.
Je ne sais pas comment ça se produit. Quand j’accroche, je mélange tout : la mode, les natures mortes, les paysages, les portraits… Pour moi, il s’agit d’associations libres, en quelque sorte un assemblage. Je crois aux coïncidences, puisque je les vois, jusqu’à ce mélange de photographies qui s’accordent les unes avec les autres. C’est toujours la même histoire : on va d’une fiction à l’autre. Il y a une sorte de conversation muette entre les images.
Modifier les associations, est-ce une façon de ne jamais figer le sens des images ? Comme en poésie ? Nous utilisons tous les mêmes mots, mais leur agencement crée de nouvelles phrases…
Ce ne sont pas exactement les mêmes mots. Évidemment, ce sont les dernières images qui m’intéressent le plus. Lorsqu’elles font écho à d’autres, je peux les intégrer, d’où l’assemblage sur les murs ou dans les livres, quels que soient la date ou le contexte des prises de vues. Dans mes films adaptés de contes, c’est différent. Je les nomme home movies, car je les tourne en quatre à cinq jours, avec très peu de moyens. Je comble les trous du récit avec des photos, nouvelles ou anciennes, comme je me sers de ma voix pour raconter l’histoire, parce que tout cela, je l’ai sous la main. C’est vraiment artisanal.
Pour l’exposition au musée d’Art moderne, vous a-t-il fallu replonger dans le passé ?
L’idée de départ était un parcours libre, où les photographies sont organisées autour des films. Le musée souhaitait une salle d’introduction. Je me suis donc replongée dans les années 1970-1980. Cette salle s’arrête à la mort de Mike Yavel [l’assistant de Sarah Moon] en1985. Ils m’ont demandé des dates, je n’en ai pas. Je n’ai que des avant, des après et des pendant.
Montrez-vous le film Les Jours d’après, réalisé après la mort de votre mari, Robert Delpire ?
Je ne l’ai montré qu’une fois, à Lausanne, parce que c’est le musée de l’Élysée qui m’a donné les moyens de le faire. À l’occasion de leur Nuit des images, en juin 2019, ils voulaient me rendre hommage. Je leur ai dit : « Si vous voulez me rendre hommage, il faut m’aider à fabriquer. » Cela m’a permis de travailler avec Julie Martinovic [avec qui elle a monté tous ses films], pendant trois ou quatre semaines. J’ai monté des images que j’avais prises à la mort de Robert. Ces choses, ce n’est pas que ça vous guérit, mais ça le dépose. Il y a tout à coup quelque chose de vraiment concret. C’est très difficile à faire, d’autant plus que je ne savais absolument pas ce que cela deviendrait. Je voulais parler du plein et du vide que je ressentais. J’avais créé un théâtre d’ombres, dont je ne me suis finalement pas servie. Tout s’est éliminé de soi-même. J’ai beaucoup filmé dans la maison, dehors, dedans. C’était obsessionnel, si présent. Tout était coloré par ce deuil. C’était un passage obligé, qu’il fallait articuler. Une fois que c’était fait, il n’y avait aucune nécessité de le communiquer. J’ai encore du mal à le regarder. Oui, ce film sera visible à l’exposition…
« Je travaille avec la lumière du jour, souvent à l’ombre. parfois, c’est l’ombre portée qui m’intéresse – les ombres des arbres, les ombres sur les murs, les taches –, parfois c’est une lumière plus violente. »
Vous êtes présente par les mots ou le texte dans votre œuvre. Vous avez écrit les textes de votre somme 12345 (Delpire Éditeur, 2008), vous êtes la voix off de vos films. Y aura-t-il des textes dans l’exposition ?
J’ai placé des citations dans les grandes salles. Il y en a une de Samuel Beckett, « Dire cela sans savoir quoi ». Ça ne suscite pas de commentaire. Le vrai problème des musées, c’est que la pédagogie réclame des explications. Or, je ne sais pas expliquer. Les citations, c’est mieux que tout ce que vous pouvez dire. C’est rassurant. C’est encore une histoire d’échos.
C’est la première fois que vous êtes exposée, en France, dans un musée d’art moderne et contemporain. Quand on regarde votre œuvre, ce qui surprend, c’est la richesse des références. La Femme dans sa baignoire est un hommage à Pierre Bonnard. La photo The Poppy, proche de l’abstraction, avec une saturation de rouge, évoque la peinture de Mark Rothko.
On est habité par tout ce que l’on aime ou que l’on n’aime pas. Il est normal que ça ressorte. La peinture, le constructivisme, le Bauhaus, j’ai toujours aimé. Tout est influence – la photo, le cinéma, la musique. Il y a dans mes photos un élément narratif, fictionnel, qui, probablement, vient du cinéma. Bien sûr, les artistes que vous aimez font parfois des choses que vous auriez voulu faire. Quand Robert Frank s’est mis à écrire sur ses négatifs Polaroid, je me suis dit: « C’est fini, je ne pourrai jamais le faire. »
On lit parfois, sur Internet, que vous avez pris des cours de dessin avant de faire de la photo…
C’est faux. J’ai travaillé très jeune. Je suis allée un an au Studio Berçot, vers 16 ou 17 ans. Il y avait un cours de dessin de mode. Comme je savais tenir un crayon, j’ai fait des petits dessins. Mais ce n’était pas une école d’art. On dit souvent aussi que j’ai grandi en Grande-Bretagne, ce qui est faux également. Vers l’âge de 10 ans, on m’a envoyée dans un collège en Angleterre, parce que j’avais un an d’avance. J’y suis restée un an. Ensuite, j’allais régulièrement l’été en Angleterre voir mes cousins.
« Je ne sais pas expliquer. les citations, c’est mieux que tout ce que vous pouvez dire. c’est rassurant. C’est encore une histoire d’échos. »
Pouvez-vous me parler de votre utilisation récurrente des miroirs ?
Je m’en suis servie très tôt. J’ai commencé par le mirolège, un papier miroir tendu sur un cadre léger d’habitude employé comme surface réfléchissante dans le cinéma. À force d’être toujours dans le même angle, dans le studio, pendant les séances de photos de mode, j’ai commencé à bouger le miroir, à le mettre plus haut ou plus bas, à droite ou à gauche. C’est comme si, d’un coup, je voyais tous les angles que je ne pouvais pas voir à l’œil nu. J’aimais tellement ça que nous emmenions le mirolège partout. Du temps de Mike déjà. Cela m’a aussi donné d’autres possibilités. Lorsque quelqu’un n’aimait pas être photographié, je lui disais : « Ce n’est pas grave, regardez-moi dans le miroir. » Je me souviens de la première série que j’ai faite pour le magazine Nova : j’avais pris deux hommes-sandwichs en miroir, et Susan, le mannequin, se reflétait dans leurs silhouettes miroitantes. Il n’y a qu’une bonne photo, où son visage est comme brûlé par le miroir. Dans les cafés, souvent, j’utilisais les miroirs présents dans la salle. J’aime les images doubles dans les biseaux.
Le miroir inverse ce que l’on voit, c’est un médium supplémentaire. Ce n’est pas la réalité, mais le reflet de la réalité ?
Oui, on peut dire ça. La distance, c’est important. Je suis très timide de nature, et les miroirs, celui de l’appareil photo et celui du mirolège, ça m’a aidée. C’est amusant que nous en parlions. Vous avez vu le livre récent que j’ai réalisé au Japon, qui comprend des natures mortes de fleurs? Tout ça, c’est pris dans des miroirs. C’est encore une histoire de temps, le temps sur les fleurs… Je les photographiais au moment où elles se fanaient. J’utilisais des miroirs abîmés, avec des taches. Cela avait un sens pour moi. Je photographiais et rephotographiais une pivoine, et je disais « c’est l’avant-dernière », pour me laisser une chance que ce ne soit pas la dernière. De toute façon, la photo, c’est quand même ça. C’est le dernier instant, le dernier regard. Mais quand on vieillit, c’est encore plus le dernier regard. Combien de temps encore vas-tu regarder ?
Vos noirs et blancs ont-ils changé au fil du temps ?
Je ne sais pas… Il n’y a pas d’époque. À certains moments, les noirs sont chargés, à d’autres moments, ils sont sourds et plus fondus. Ce que j’ai fait pour le livre sur l’Orient-Express [Louis Vuitton, 2019], c’est très contrasté, et les blancs sont brûlés. Cela dépend de la lumière. Je travaille avec la lumière du jour, souvent à l’ombre. Parfois, c’est l’ombre portée qui m’intéresse – les ombres des arbres, les ombres sur les murs, les taches –, parfois c’est une lumière plus violente.
Vous arrive-t-il d’accentuer des dégradations sur vos images ? Avez-vous déjà demandé à Patrick Toussaint, votre tireur, d’ajouter des salissures, des griffures ?
Non, non. Il ne le ferait pas d’ail-leurs. Nous avons le même goût pour le négatif et son authenticité. Les salissures, les griffures, les accidents dont vous parlez apparaissent sur le négatif quand il s’abîme, s’il n’a pas été lavé immédiatement. La dégradation qui s’inscrit ainsi m’intéresse. J’ai le sentiment d’arracher l’image au réel.
À partir de quand avez-vous utilisé personnellement le Polaroid ?
Après la mort de Mike. Nous nous servions déjà de temps en temps du Polaroid, en studio, pour vérifier la balance de la lumière. Après sa mort, je me suis baladée avec ce Polaroid. C’est comme ça que tout a commencé. C’est la première fois que je prenais le Polaroid pour regarder autour de moi. J’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu des hortensias pris dans la neige – la photo s’appelle To Mike. Puis je suis partie marcher dans le jardin du Luxembourg et j’ai fait une autre photo. J’utilisais le film Polaroid 655 qui était détachable, avec d’un côté le négatif, de l’autre le positif. J’apportais mes négatifs à Patrick Toussaint chez Imaginoir. Nous travaillons ensemble depuis près de quarante ans. C’est lui qui m’a encouragée sur cette voie, parce que le négatif est extraordinaire : il y a une courbe infinie entre les noirs et les blancs. Il y a trente ans, je ne m’occupais même pas des positifs, je les mettais de côté. C’est ainsi que j’ai retrouvé ceux qui s’étaient effacés et que j’ai réunis dans Où va le blanc. Maintenant, lorsque je ne photographie pas directement au Polaroid – les films sont périmés, mais j’en ai encore quelques boîtes –, il m’arrive, pour une photo numérique à laquelle je tiens, de la rephotographier au Polaroid, pour retrouver cette finesse.
Pourquoi vos photographies en noir et blanc ont-elles un bord noir ou accidenté ?
Le bord frangé des négatifs vient des accidents au moment où on sépare les deux feuilles du Polaroid, le négatif et le positif. Parfois, nous laissions passer une journée ou deux avant de décoller les feuilles, pour que ça amplifie les défauts.
Pourquoi vos films sur les contes mettent-ils en jeu des enfants sous la menace de la misère, d’un danger ou d’un prédateur ?
Les contes, c’est tragique. Franz Kafka dit qu’ils sont faits de sang et de peur. Au départ, ce sont des leçons de vie pour les enfants. Les choses ne sont pas rationnelles, c’est ça qui est le plus difficile. Il y a une grande part d’inconscient. Même si tout est dans le grenier de l’enfance, je trouve faux d’expliquer les travaux d’un artiste par l’enfance. Toutes les enfances sont douloureuses. Être enfant, c’est sentir plus. Les sentiments de perte, d’abandon, d’injustice sont vécus très intensément par les enfants.
Vos photographies récentes représentent des ports, ceux de Dunkerque, du Havre, de Mestre, de Lisbonne… Depuis quand vous intéressez-vous à ces lieux ?
Cela a commencé à Hambourg, parce que j’avais du temps pendant l’accrochage des œuvres [Sarah Moon a exposé à la Haus der Photographie, à Hambourg, en 2015-2016]. Le port de Hambourg, avec ses machines, est un endroit extraordinaire. Il y a un bateau qui fait le tour du port et de la ville. Dès que j’avais un moment, j’allais là-bas, je prenais le bateau, je faisais des photos. J’étais absolument fascinée. Dans les ports, il n’y a plus personne, seulement des machines… Les grues, on dirait des oiseaux. Et il y a cet horizon toujours présent, que vous ne pouvez pas atteindre.
Qu’est-ce qui vous intéresse, les ports ou les lieux industriels ?
Les lieux industriels, j’en ai toujours photographiés. Il y a long-temps déjà, j’allais sur les terrains vagues à Aubervilliers. Les friches industrielles m’intéressent. Il y a un an et demi, je me suis rendue à Saint-Pétersbourg par -23 °C, c’était merveilleux. J’ai surtout photographié des fumées, parce que je ne pouvais pas vraiment approcher du port, je n’avais pas l’autorisation. La fumée, avec le froid, reste verticale. C’est comme les nuages : on les voit toujours à l’horizontale, mais, dans l’avion, je les ai vus à la verticale. Une vraie insurrection de nuages.
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« Sarah Moon. Passé Présent », musée d’Art moderne de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, 75016 Paris. A partir du 18 septembre 2020.