Il est difficile de savoir à quel point est sérieuse la proposition récente d’Eike Schmidt, le directeur des Gallerie degli Uffizi (Galerie des Offices), à Florence, de rendre aux églises italiennes des œuvres religieuses conservées dans les musées italiens. Mais il est frappant de constater qu’elle s’appuie sur des arguments similaires à ceux utilisés pour prôner la restitution d’objets extra-occidentaux conservés dans les musées européens et états-uniens : retour des œuvres dans les lieux qui les ont vu naître ; prise en compte de leur caractère originellement non artistique qui serait nié par leur présentation dans un musée (« l’art de dévotion n’est pas né en tant qu’œuvre d’art mais dans un but religieux (1) », déclare Eike Schmidt) ; élargissement du musée (ici l’objectif d’un museo diffuso) afin de toucher des publics qui ne fréquentent pas ou peu les institutions culturelles ; voire revitalisation d’un territoire (la vice-présidente de la région de Toscane affirme que des retours permettraient « deconstruire un rapport solide et conscient avec les communautés (2) »)…
Les réactions négatives ressemblent à celles entendues lors de la publication du Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain de Felwine Sarret Bénédicte Savoy (2018). Marco Pierini, directeur de la Galleria nazionale dell’Umbria à Pérouse, souligne par exemple que « les églises sont les victimes favorites des voleurs » et que « des œuvres habituées depuis longtemps à l’air conditionné des musées courraient certainement un risque dans des lieux qui sont souvent humides (3) ». Quant à l’idée que les objets « pourront aussi trouver leur place […] au sein de communautés pour leurs usages rituels (4) », elle résonne dans la proposition de Mark Jones, ancien directeur du Victoria and Albert Museum, à Londres, d’organiser une « cérémonie » dans les églises « pour bien marquer leur retour aux sources (5) ».
Des collections à la disposition de tous
Le seul argument à ne pas être mobilisé pour cette restitution est celui de la spoliation ou de la prise de force, remplacé par un argument de nature strictement juridique. Comme exemple d’une restitution possible et souhaitable, Eike Schmidt cite la Madone Rucellai de Duccio, déplacée en 1948 de l’église Santa Maria Novella aux Offices mais qui n’est « jamais devenue propriété du musée (6) ». On comprend qu’envisager le retour des œuvres d’art religieux dans les églises relève d’une stratégie de communication peu subtile dans un pays où les rapports entre l’Église catholique et l’État sont régis par un concordat. La proposition a d’ailleurs reçu le soutien immédiat de politiciens appartenant à Forza Italia ou à la Ligue du Nord. Elle s’inscrit de fait dans l’idéologie identitaire et communautariste que l’on n’hésite pourtant pas à dénoncer lorsqu’elle émane de pays extra-occidentaux ou de personnes qui en sont originaires.
Si le modèle du musée, et notamment du musée universel, doit être en partie repensé, l’une de ses principales vertus est de créer un espace commun, au sens où le musée met par principe ses collections à la disposition de tous, sans distinction d’origine, de croyance ni d’usage. S’il les interprète comme des œuvres d’art, il n’en dénie pas pour autant les autres fonctions et interprétations possibles. On voit mal comment le retour à la valeur cultuelle au détriment de la valeur d’exposition, pour reprendre la distinction proposée par Walter Benjamin, pourrait constituer une avancée, quelque soit le pays ou le lieu où se trouveront les œuvres. Il ne peut servir qu’à renforcer les appropriations identitaires, à une époque où celles-ci conduisent de plus en plus à des guerres culturelles que remporteront ceux qui seront les plus nombreux, qui crieront le plus fort ou qui sauront le mieux réduire la complexité du réel à des slogans.
Et puisque Eike Schmidt propose le retour de la Madone Rucellai dans « son » église, rappelons que tant la fonction que la localisation de cette œuvre sont incertaines au-delà d’une certaine généralité. Les historiens d’art s’accordent sur le fait que le panneau fut commandé en 1285 par la Compagnia dei Laudesi, mais divergent sur son emplacement d’origine et donc sur sa fonction et sa signification cultuelle : certains continuent à affirmer qu’elle fut conçue pour la chapelle San Gregorio, qui a subi d’importantes transformations à partir du milieu du XIVe siècle ; d’autres qu’elle fut destinée à la nef principale de l’église, qui a beaucoup changé en 950 ans (7). Rendre ce tableau à Santa Maria Novella serait donc tout autant lui donner un contexte qui n’était pas le sien lorsqu’il fut créé que l’exposer dans un musée.
(1) Cité in Anna Somers Cocks, « Le directeur des Offices à Florence veut rendre les œuvres religieuses à leurs églises d’origine », The Art Newspaper Daily, 4 juin 2020.
(2) Monica Barni, citée in « Schmidt, opere d’arte dai musei alle chiese, Barni : “Grande interesse” », Stamp Toscana, 28 mai 2020.
(3) Lucy Gordan, « State vs. Church : Uffizi Director Provokes Controversy Over Who Owns Sacred Art? », La Voce di New York, 4 juin 2020.
(4) Felwine Sarret Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine africain, Paris, Philippe Rey/Seuil, 2018, p.58.
(5) Cité in A. Somers Cocks, art. cit.
(6) Cité in Marilena Pirrelli, « Schmidt : riportare Duccioa Santa Maria Novella », Il Sole 24 Ore, 28 mai 2020.
(7) Voir notamment Luciano Bellosi, « The Function of the “Rucellai Madonna” in the Church of Santa Maria Novella », Studies in the History of Art, vol.61, 2002.