Peut-on séduire avec une œuvre en grande partie répulsive ? Aux côtés de Mike Kelley ou de Paul McCarthy, Cindy Sherman fait partie de ces artistes qui, depuis des décennies, résistent vaillamment au puritanisme et au politically correct américain. En lui consacrant une vaste rétrospective, en remontant près de cinquante ans de carrière, en dévoilant quelque 170 œuvres (soit plus de 300 images) articulées en dix-huit séries conçues entre 1975 et 2020 – dont une grande partie est inédite à Paris depuis la dernière exposition de l’artiste organisée en 2006 par le Jeu de Paume –, la Fondation Louis Vuitton montre la continuité saisissante d’une œuvre ontologiquement « impure » et dérangeante.
LA FONDATION LOUIS VUITTON MONTRE LA CONTINUITÉ SAISISSANTE D’UNE OEUVRE ONTOLOGIQUEMENT « IMPURE »
Portée par trois commissaires, Suzanne Pagé, Marie-Laure Bernadac et Olivier Michelon, l’exposition met en lumière, sur fond de cimaises vertes, jaunes et roses, un corpus outrancier, grinçant, malplaisant, se constituant comme la réverbération détraquée d’une société qui elle-même dysfonctionne. Des miroirs dispersés dans les salles par l’architecte Marco Palmieri capturent les reflets des visiteurs comme ceux des visages changeants de l’artiste. Cette scénographie jouant sur le flottement identitaire confirme qu’il s’agit bien d’entrer dans un espace de mascarades, dont personne ne sortira indemne. « Crossing Views », un accrochage parallèle d’œuvres d’artistes adoubés par Cindy Sherman – Annette Messager, Christian Boltanski, Andy Warhol, Wolfgang Tillmans, Zanele Muholi, Samuel Fosso… issues de la collection de la Fondation Louis Vuitton – offre par ailleurs une passionnante chambre d’écho à ce travail tentaculaire.
UN CORPUS OUTRANCIER, GRINÇANT, MALPLAISANT, COMME LA RÉVERBÉRATION DÉTRAQUÉE D’UNE SOCIÉTÉ QUI ELLE-MÊME DYSFONCTIONNE
Du jeu sur la physionomie et les grimaces, entrepris dès 1975 dans une petite série désopilante d’images en noir et blanc, aux derniers portraits grotesques surgis de grandes tapisseries réalisées à partir de selfies calamiteux sur Instagram, Cindy Sherman s’est acharnée à « démythifier l’idéal féminin jusqu’à le traîner dans la boue » et à « renverser l’ordre du regard projectif dominant de l’homme sur la femme », comme le souligne Marie-Laure Bernadac dans le catalogue de l’exposition. De ce point de vue, les deux séries qui l’ont rendue célèbre, Untitled Film Stills (1977-1980) et Rear Screen Projection (1980), constituent une porte d’entrée trompeuse dans l’œuvre puisque l’artiste n’a eu de cesse, par la suite, d’en développer les contrepoints.
En choisissant d’accorder peu de place (quelques tirages tout au plus) à ces œuvres où Cindy Sherman endosse la féminité souveraine des icônes du cinéma hitchcockien ou fellinien, l’exposition remet d’emblée les pendules à l’heure. Il s’agit bien ici de réunir ses images les plus fracassées et les plus fracassantes, des brûlots qui transgressent radicalement toutes les conventions. Celles de la photo de mode (quatre séries réalisées sur ce thème entre 1983 et 2018), celles de l’image de charme (Centerfolds, 1981) ou de la photographie pornographique (Sex Portraits 1992-1996), celles encore de la grande peinture (History Portraits 1989-1990), du portrait mondain (Society Portraits, 2008) ou des photos de tournage (Flappers, 2016-2018).
« Depuis ses débuts, Cindy Sherman questionne à la fois la fabrique des identités et celle des images, confirme Olivier Michelon. Elle le fait avec une constance et une autonomie de moyens qui étonne, réalisant toute seule les coiffures, les maquillages, la recherche des costumes, les poses, les prises de vues, les retouches numériques… » D’une série l’autre, l’artiste fait fi des frontières entre les différentes techniques, recourt à la prise de vue argentique puis numérique, au collage artisanal puis à Photoshop, au transfert d’images sur papiers peints puis, dernièrement, sur tapisseries. Chemin faisant, à mesure qu’elle démultiplie les projections d’elle-même, elle croise les grandes problématiques contemporaines – les fictions de soi adossées à des identités plurielles, les redéfinitions du genre, les tentations et les ravages de la chirurgie esthétique, le clonage, la tyrannie des masques sociaux – sans jamais se prononcer directement sur tous ces enjeux. Avançant masquée, mais avançant ses pions tout de même, et mettant au défi le monde de l’art d’aimer ses œuvres, pourtant loin d’être aimables.
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« Cindy Sherman : Une rétrospective » et « Crossing Views », jusqu’au 3 janvier 2021, Fondation Louis Vuitton, 8 avenue du Mahatma Gandhi, 75116 Paris.
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À lire: Cindy Sherman, préface de Suzanne Pagé, textes de Marie-Laure Bernadac, Marie Darrieussecq, Ludovic Delalande, Olivier Michelon et Gérard Wajcman, coédition Hazan/Fondation Louis Vuitton, 240 pages, 35 euros.