Le choix de Paris pour ouvrir une nouvelle galerie obéit-il à des raisons pragmatiques liées au Brexit ?
C’est avant tout un message d’amour pour Paris. J’ai toujours rêvé d’y vivre, mais ma vie a pris d’autres chemins. Ce lieu que je convoitais s’est libéré quand Saint-Gobain en est parti. Tout cela a été une aventure rocambolesque ! La signature devait avoir lieu au printemps mais à cause du Covid-19, impossible de me déplacer en mai… Tout était contre nous. Fallait-il continuer ou arrêter ? Ce n’était pas une décision basée sur du raisonnable. Nous avons d’abord perdu l’espace, car d’autres ont signé plus vite que nous… avant de réussir à le récupérer. La décision a aussi été motivée par la conviction que Paris, ces dix dernières années, a vraiment repris sa place dans le tissu culturel européen et l’ancien axe New York-Paris-Londres. Le dynamisme créatif de Paris est revenu, dans l’art, la mode, les restaurations de musées, les expositions… Il faisait de nouveau très bon vivre ici. Bien sûr que le Brexit a confirmé ce choix. Mais c’est une décision mue par la conviction, pas par l’opportunisme.
Ce nouveau lieu est celui qu’occupait autrefois l’Espace Claude Berri. Que représentait-il pour vous ?
J’aimais sa vision. C’était un vrai collectionneur avec une passion et un œil incroyable, dont les yeux pétillaient quand on parlait d’art. Il ne se cantonnait pas à ce qu’il entendait mais s’ouvrait aussi à ce qu’il voyait et aimait. Les collectionneurs capables de regarder à la fois un dessin de Michaux, un tableau de Ryman et un objet surréaliste sont rares…
L’ART A UN RÔLE ÀJOUER DANS CETTE SITUATION ÉPOUVANTABLE
La FIAC a été annulée et le contexte sanitaire international est très mauvais. On ne pouvait imaginer pire contexte pour ouvrir !
En effet, mais l’art a un rôle à jouer dans cette situation épouvantable. Après avoir décidé d’aller de l’avant, au printemps dernier, il n’y avait pas de raison de ne pas aller jusqu’au bout, FIAC ou pas FIAC. Certes, on ne peut pas faire de « bruit », ni grand vernissage ni dîners, mais on peut faire des choses qui ont du sens, en combinant ceux qui pourront venir en vrai un par un et les outils digitaux disponibles aujourd’hui, pour partager largement l’exposition.
Qui va s’occuper de ce lieu ?
Je viendrai moi-même le plus souvent possible avec beaucoup d’implication, mais je ne peux pas vivre [à Paris]. La directrice s’appelle Clara Touboul. Directrice internationale de nos expositions, elle travaille avec nous depuis huit ans. Française, elle avait envie de rentrer à Paris. Elle entretient d’excellentes relations avec les artistes et les Estates que nous représentons, et elle est Parisienne avant tout. Elle sera épaulée par Sharis Alexandrian, qui nous a rejoints de chez White Cube en 2019 et va se partager dans un premier temps entre Londres et Paris, et par Frédéric Maillard, qui gère notre bureau de Genève et va lui aussi partager son temps entre la Suisse et la France. L’idée était que nos équipes continuent, malgré le Covid-19, à être mobiles. La solution, pour moi, est dans des allers et retours. Pour rendre un espace vivant, il doit recevoir l’énergie de plusieurs personnalités. C’est un peu comme quand un auteur « maison » écrit tous vos textes. Au bout d’un moment, tout se ressemble. J’ai vraiment construit la galerie, dans nos différents lieux, comme de la cross-polinisation.
NOUS NE VOULONS PAS ÊTRE UNE GALERIE AMÉRICAINE À PARIS MAIS UNE GALERIE PARISIENNE DOTÉE D’UNE DIMENSION INTERNATIONALE
La programmation sera-t-elle spécifique à Paris ?
Nous ne voulons pas être une galerie américaine à Paris mais une galerie parisienne dotée d’une dimension internationale. L’art n’a pas de nationalité. Il y aura un programme adapté au lieu, absolument magique, avec des belles proportions et une superbe lumière. Aménagé par Jean Nouvel, l’espace a été réhabilité pour nous par l’architecte Luis Laplace. J’espère qu’il sera inspirant pour les artistes, les curateurs, les poètes… L’esthétique de la galerie, qui n’est pas colossale, nous donnera peut-être plus de liberté ici à Paris pour accueillir des projets pointus, voire à prendre des risques. Un de nos projets à Paris concerne un artiste de Los Angeles, Lari Pittman. C’est la force de Lévy Gorvy de travailler avec des artistes qui ont une histoire, un vécu, et d’essayer de les inscrire dans une histoire et un marché globaux.
Pourquoi avoir choisi Günther Uecker pour inaugurer l’espace ?
J’avais d’abord pensé à un accrochage des artistes avec lesquels nous travaillons. Puis, lors d’un Face Time avec Günther, j’ai vu six tableaux qu’il a réalisés pendant le confinement. J’en ai pleuré qu’un artiste de son âge puisse oublier son langage – pour lui le clou – et faire un corps à corps avec la peinture dans des œuvres de trois mètres de haut, pour réaliser quelque chose de courageux et d’essentiel. J’ai aussitôt proposé à nos équipes d’ouvrir Paris avec ce « ici et maintenant », ce cri d’espoir et de courage. Je suis persuadée que chaque personne qui entrera voir l’exposition en ressortira ayant reçu quelque chose, au-delà du « aimer ou ne pas aimer ». C’est le rôle de l’art.
SI LES COLLECTIONNEURS N’ONT PLUS L’URGENCE CONSTANTE DE BONDIR DANS UN AVION POUR UN VERNISSAGE OU UNE FOIRE, ILS REPENSERONT À VISITER LES GALERIES
Au printemps, vous m’aviez dit qu’au second semestre il n’y aurait quasiment pas de foires… Cette période est-elle justement synonyme de retour des collectionneurs vers les galeries, désertées au profit des foires ?
Je ne m’étais pas trompé malheureusement. Mon plus grand espoir, c’est que les gens aient envie de revenir dans les galeries et les musées. Je vois les gens faire la queue pour acheter des billets au Met et au MoMA à New York… Si les collectionneurs sont moins saturés et n’ont plus l’urgence constante de bondir dans un avion pour un vernissage ou une foire, alors ils repenseront à visiter les galeries. Les gens se sentent plus en sécurité en se déplaçant dans son quartier, sa ville, sa région, de prendre une voiture ou un train de Bruxelles à Paris, plutôt que d’aller à New York ou dans une foire où se trouvent 2 000 personnes… S’ils reviennent en galerie, alors ce sera le « silver lining », le côté positif du Covid-19 ! L’art et les galeries ont un rôle plus important que jamais. Il faut refaire de la galerie un lieu de plaisir, pour survivre à tout cela.
Comment vous êtes-vous adaptés à la crise ?
Nous avons laissé partir une petite partie de nos équipes. En revanche, nous avons fait « un pour tous, tous pour un », avec des coupes de salaires, et réduit au maximum toutes les dépenses. Nous sommes en train de renégocier les loyers, les frais de stockage. Il y a évidemment moins de frais de voyages, et ceux liés aux foires. Nous avons créé une sorte d’« incentive pool » pour que tout le monde soit concerné et réfléchisse à deux fois avant d’engager des frais. Chaque mois, une partie des profits, s’il y en a, est reversée aux employés au prorata de leurs responsabilités. Chacun participe ainsi aux efforts et aux profits. Mais je ne vous cache pas que c’est très difficile. Il est probable qu’on doive laisser partir encore plus de personnes, ou bien être encore plus inventifs en transformant certains en consultants avec une plus grande rétribution en cas de succès… Nous sommes encore 56 personnes, ce qui n’est pas une mince affaire. Il faut rester souples en s’adaptant semaine après semaine, au mieux avec un mois de visibilité.
Votre galerie est présente sur trois continents. Où voyez-vous des signes de reprise ?
C’était bien plus lourd quand tout était à l’arrêt absolument partout à cause du Covid-19. La chance, actuellement, c’est que ces différentes zones peuvent se soutenir les unes les autres. Nous voyons des signaux de reprise en Asie, où nous venons d’engager, Brett Gorvy [coprésident de Lévy Gorvy, ndlr] et moi, Rebecca Wei, longtemps « chairwoman » de Christie’s en Asie, une femme d’affaires au talent phénoménal, devenue pour un tiers notre associée dans cette région. Nous avons pris cette décision, à ma connaissance unique parmi les enseignes occidentales, car nous sommes convaincus que la reprise en Asie a des chances d’être plus rapide qu’aux États-Unis. Je constate aussi une présence forte des collectionneurs européens qui étaient peut-être en retrait du marché à cause de prix élevés et de compétitions absurdes. C’est peut-être le moment pour eux de retrouver une vraie place.
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« Günther Uecker. Lichtbogen », du 22 octobre 2020 au 9 janvier 2021, Galerie Lévy Gorvy, 4, passage Sainte-Avoye, 75003 Paris.