Josef Koudelka nous a habitués à mener à bien, jusqu’au bout, de façon radicale et sans aucune complaisance les projets qu’il entreprend. Des projets que celui qui dit qu’il « faut manger sans cesse ses planches contacts » creuse jusqu’à en tirer le meilleur, sans laisser aucun déchet, quelle que soit l’ampleur du propos. Les Gitans (1975) comme Exils (années 1970-1980), entre autres exemples, sans cesse affinés, toujours plus précis, atteignent cet état rare qui fait que l’auteur, enfin satisfait, s’accorde la possibilité de ne plus y toucher. Des projets accompagnés de livres qui jalonnent son parcours, dans plusieurs versions, qui sont ce qui demeure et demeurera. Les ruines ont souvent été un objet de la photographie depuis ses origines, mais selon une approche généralement nostalgique et romantique, par affiliation avec la peinture. La perspective de Josef Koudelka est bien différente. Trente années « d’aventure », comme il le dit, pour aboutir, après une « vraie bagarre », à la bonne photo. Pour lui, la ruine n’est pas un motif.
Celui qui, en quatrième de couverture de la plus récente édition de Gitans (Delpire, 2019, petit format), dit « J’ai toujours été attiré par ce qui prend fin, ce qui bientôt ne sera plus », présente à la Bibliothèque nationale de France un ambitieux parcours intitulé « Ruines ». Trente années de voyages et de réflexion sur le paysage, en format panoramique et en noir et blanc, autour de la mer Méditerranée. Au moment où l’exposition ouvre ses portes, Josef Koudelka accepte de parler, alors qu’il préfère généralement laisser le spectateur libre face aux rectangles qu’il lui propose. Cherchant comme à son habitude les mots précis, il dit être arrivé à ce moment de sa vie où il a besoin de structurer pour l’avenir une œuvre dont il ne veut, à aucun prix, qu’elle puisse être transformée ou réinterprétée après sa disparition.
Ruines, c’est une fois de plus un projet de longue haleine.
Près de trente ans en effet. J’ai pris la première photo en 1991 et la dernière, à Petra, date de2018. J’ai commencé à Delphes, mais ce n’était pas encore un projet. J’avais une exposition à Athènes et je me suis rendu à Delphes, dont je connaissais l’existence, afin de voir ce que c’était en réalité. La même année, je suis allé à Beyrouth, pour étudier la possibilité que l’on m’offrait de participer à un projet collectif sur l’état du centre-ville au sortir de la guerre.
Quand je ne prends pas de photos, je pense aux photos. c’est la chose la plus importante de ma vie.
D’où te vient cet intérêt pour les ruines ?
En fait, ce n’est pas vraiment un intérêt pour les ruines. La motivation profonde était de montrer la façon dont l’homme contemporain intervient sur le paysage. Et sans doute, comme dans toute mon approche du paysage, de trouver la trace de l’homme. La première photo de « Ruines », qui est la première du projet et la première du livre, a été déterminante. Je suis retourné à Delphes à de nombreuses reprises pour tenter d’obtenir une meilleure image. Je n’ai rien fait de mieux, et elle reste la première. Sinon, mais je ne sais pas si cela a à voir, je me souviens d’une anecdote de mon enfance. Je suis originaire d’un village dans lequel il y avait une petite bibliothèque. Une fois, j’y ai emprunté deux livres, un sur les cow-boys, l’autre sur la mythologie grecque. Mon père s’est mis en colère à cause des cow-boys. Il ne voulait pas que, comme les autres enfants, je joue avec des pistolets. Mais il m’a laissé avec l’archéologie.
Tu parles de la trace de l’homme. Pourtant, il n’y a personne dans ces photos, ce sont des paysages désertés.
J’ai toujours aimé photographier le paysage, mais n’étais pas satisfait du résultat. Et les gens dans le paysage me dérangent. Pour apprécier le paysage, j’ai besoin d’être seul. Quand j’étais en Tchécoslovaquie, au début, j’avais un appareil Rolleiflex : mes photos étaient donc carrées. Pour ces premiers paysages, réalisés en 1958, je recadrais ensuite en enlevant ce qui ne me semblait pas nécessaire.
Tous les paysages présentés ici sont des panoramiques. Pas besoin de recadrer…
D’une certaine manière, c’est l’appareil panoramique qui cadre et recadre. J’ai commencé à utiliser le panoramique pour la Mission photographique de la Datar, en 1986. Là aussi, c’était un peu par hasard. Un jour, lors d’une réunion, dans un bureau, j’ai vu cet appareil sur une table, je l’ai emprunté pour une semaine et l’ai testé à Paris. J’ai rapidement senti que cet outil me permettrait de faire des choses nouvelles, impossibles à réaliser avec mon appareil habituel. En passant au panoramique, j’ai atteint une autre étape dans mon travail. Et mon intérêt pour la photographie s’est accentué : depuis, elle occupe toujours mes pensées. Quand je ne prends pas de photos, je pense aux photos. C’est la chose la plus importante de ma vie. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir fait ce que j’ai voulu et d’avoir vu et photographié tant de beauté. Je suis vraiment heureux de la vie que j’ai vécue.
L’appareil panoramique m’a obligé à changer, à réfléchir autrement. Par la suite, je l’ai beaucoup utilisé, tout en faisant d’autres choses. J’ai ainsi réalisé des panoramiques de la Mission photographique Transmanche au moment de la construction du tunnel, de friches industrielles, de carrières, de paysages détruits par l’exploitation du charbon en Bohême, du mur entre Israël et la Palestine. C’est un format que j’aime, à l’inverse d’Henri Cartier-Bresson, qui me demandait : « Pourquoi fais-tu des spaghettis ? » D’une certaine façon, j’ai toujours photographié des choses en train de disparaître, de devenir des ruines ou vouées à l’être. Henri [Cartier-Bresson] préférait « les paysages cultivés ». Je les aime bien aussi, mais j’aime les paysages qui ont vécu, qui sont marqués. Quand on m’a invité à participer à la mission de la Datar, j’ai eu du mal à photographier les paysages français : ils sont si beaux, et je les apprécie, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse en photographie. Ce sont les paysages industriels du Nord, devenus des ruines, qui m’ont permis de trouver ma voie.
Tu utilises aussi le format panoramique de façon verticale.
Cela correspond à la façon dont je regarde, et il y a des lieux qui t’imposent leur format. Moi, je regarde beaucoup le long de l’horizon, l’extension de l’espace. Le panoramique correspond bien à cela. Mais, dans certains lieux, une colonne, un arbre, un élément imposent leur verticalité. Il y a aussi une question de composition; néanmoins, je pense que ce qui diffère, c’est le cadre, pas la composition elle-même. Le cadre et l’objectif te guident. Dans mes paysages méditerranéens, il n’y a pas ou peu de ciel. C’est un choix, mais il est guidé par la façon dont je sens que je dois utiliser le panoramique pour me centrer sur ce qui me semble le plus intéressant. Le photographe vit dans le monde. Il réagit à ce qu’il voit et essaie de le mettre en forme dans le viseur. Il y a également une influence du monde sur le photographe, c’est une interaction. En Tchécoslovaquie, un vieux photographe m’avait dit : « Le photographe fait le sujet, et le sujet fait le photographe. » Je respecte la réalité, je ne la restitue pas, mais je l’utilise, j’en prélève la partie qui m’intéresse. Les Gitans, c’est d’abord mon propre regard sur les gitans. C’est la même chose pour les ruines.
Dans le catalogue de l’exposition, qui a un format à l’italienne, tu as décidé de mettre toutes les photos aux mêmes dimensions, ce qui oblige à tourner le livre pour regarder les images verticales…
Ce livre est l’aboutissement d’un travail à trois. J’avais une idée précise de ce que je voulais et mon choix d’images; Xavier Barral a immédiatement opté pour le format à l’italienne et décidé de ses dimensions. L’aspect graphique est important, et les textes apportent des informations. Alain Schnapp a eu la bonne idée d’insérer des citations littéraires et d’historiens. Je suis très heureux de ce livre, qui réunit toutes les photos de l’exposition, témoins de l’ensemble des lieux importants que j’ai visités, couvrant complètement la période et l’espace de ce travail sur les ruines – mon spectre de l’Antiquité. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une visite guidée, d’un tour. Mettre les verticales à l’horizontale leur confère une dimension abstraite. À mesure que tu tournes les pages, l’important n’est pas de savoir dans quel pays on se trouve; en photographie, il n’y a qu’un seul espace, c’est l’unité d’une Antiquité. Xavier Barral avait parfaitement compris cela, il me manque beaucoup. Il avait un incroyable talent pour, en voyant les photos, imaginer un livre. Puis suivre précisément la production jusqu’au bout. Je pense publier plus tard un autre livre sur la série Ruines, totalement différent : plus grand et avec moins de photos, cinquante ou soixante peut-être.
Cela te plaît de réaliser plusieurs versions d’un livre sur le même sujet, comme avec les Gitans.
Oui, j’aime bien. D’abord, les livres sont essentiels. Certains photographes laissent les éditeurs faire les livres, leur confiant simplement leurs photos. Je pense plutôt que si un photographe a quelque chose à dire, il doit concevoir ses livres. C’est ce qui reste et circule, alors qu’une exposition a un début et une fin. Le plus important, ce ne sont pas les livres, mais la façon dont tu les conçois. Mon livre de 1975 sur les Gitans est celui que je considère comme mon vrai premier livre. Lorsque je suis arrivé à Paris, j’ai montré à Robert Delpire – auquel m’avait envoyé Henri Cartier-Bresson – la maquette que j’avais faite à Prague avec une amie graphiste. Il a été enthousiasmé par les photos, mais voulait réaliser un autre livre, un livre comme Les Américains de Robert Frank ou Les Allemands de René Burri, dans un format à l’italienne, avec une photo par double page et du blanc en face. Je n’étais pas contre, je trouvais intéressant de voir ce que quelqu’un proposait de faire avec mes photos. Nous avons mis deux ans à finaliser ce livre. C’est sans doute une sélection des meilleures photos, selon une séquence intéressante : le livre de Delpire compte soixante images, mon projet en réunissait soixante-dix-huit. C’était mon premier livre, et je n’étais pas triste qu’il ne corresponde pas vraiment à ce que j’avais imaginé. Près de quarante ans plus tard, j’ai publié ma version, en format vertical, comme je l’avais rêvée dès le début; j’avais besoin de davantage de photos pour parler de la vie dans ses différents aspects. Cette deuxième version des Gitans est ma version originale. Depuis, il en est sorti une troisième, de plus petit format, avec une photo par page et suivant une autre séquence. À des degrés divers, je me reconnais dans les trois.
Ce n’est pas l’archéologie qui me fascine, mais la destruction du paysage, accompagnée d’une grande beauté.
Ruines a donc commencé à Delphes. Et ensuite ?
Je suis allé à Delphes, car je me disais qu’une photo m’attendait peut-être là-bas. J’ai senti qu’il y avait là quelque chose qui correspondait à mon intérêt pour le paysage, et j’ai continué. Imaginé des parcours possibles. Toute l’Europe vient de la Méditerranée. J’ai voulu TOUT voir, je me suis rendu dans plus de deux cents sites à la recherche de ce qu’il y avait de plus beau, de plus intéressant à mes yeux. L’important était d’obtenir une bonne photo de chaque endroit majeur, dans chaque pays. Ne travaillant pour personne, j’avais la chance de faire ce que je voulais : je sortais tôt le matin et regardais autour de moi, cherchant quelque chose qui me parlait. Je ne me considère pas vraiment comme un photographe, plutôt comme un collectionneur d’images. Pour Ruines, je n’étais ni archéologue ni historien, juste photographe. Même si je ne suis plus tout à fait ignorant, puisque j’ai lu des choses sur l’Antiquité, ce n’est pas l’archéologie qui me fascine, mais la destruction du paysage, accompagnée d’une grande beauté.
Après les sites les plus connus, je me suis rendu dans de nombreux petits endroits. J’ai fait un inventaire. Je suis retourné sept fois en Turquie pour photographier différents lieux. Quand je retourne sur un lieu, c’est pour essayer d’obtenir une meilleure photo. Pour moi, la photographie est toujours une aventure et une bataille avec la réalité, et je ne sais jamais comment cela va se terminer. Chaque photo réussie est une victoire. Je reviens et cherche encore jusqu’à aboutir à la conclusion que je ne peux pas faire mieux. Je considère alors mon travail terminé. Tous les pays sont là, dans l’unité qu’offre le panoramique. Chaque lieu se modifie, change, pas seulement en raison de guerres ou de destructions, mais aussi du climat, des éléments, des tremblements de terre… Même si ce n’était pas mon objectif, ces photos sont aussi des documents. Des documents qui reflètent mon point de vue, tout en ayant un caractère informatif. Elles datent d’un moment précis.
Aujourd’hui, il y a l’exposition et le livre.
Cet ensemble de cent soixante-dix tirages fait vraiment le point sur ce parcours de trente ans. L’exposition compte quarante grands formats (2,60 mètres de long), les soixante-dix autres faisant 1,20 mètre. J’ai 82 ans et je tiens à exprimer ma reconnaissance pour tous les soutiens que j’ai reçus. Aujourd’hui, je peux rendre une partie de ce qui m’a été donné. À la France au premier chef, qui m’a apporté beaucoup, depuis le début. À la demande de Clément Chéroux [directeur du Cabinet de photographie au Centre Pompidou jusqu’en 2016], j’ai fait don au Centre Pompidou de soixante-quinze photos correspondant au livre Exils. Je me suis ensuite rendu compte qu’aucun lieu en France ne possédait de grands tirages de mon travail, un format qui correspond à la façon dont je pense qu’il faut voir mes panoramiques. L’exposition à la Bibliothèque nationale de France était l’occasion de proposer une donation de cet ensemble. Cependant, la BnF est davantage intéressée par des formats plus petits, qui correspondent à ses collections. Finalement, elle a acheté trois tirages, et j’ai donné les cent soixante-sept autres photos, le tout en format 50 × 60 centimètres.
Je ne veux pas qu’après ma mort mon travail soit dénaturé. J’ai tout sélectionné très précisément, durant tant d’années…
L’exposition va circuler, d’abord à Rome, puis peut-être ailleurs. Et quand elle ne circulera plus, l’ensemble de ce travail sera conservé au musée des Arts décoratifs de Prague. Je dois aussi donner des photos à Brno, en Moravie, la ville dont je suis originaire. Et il faut que je pense à une donation en Angleterre, où j’ai habité pendant dix ans lors de mon exil: j’y ai eu ma première exposition d’envergure et une bourse importante. Je veux donner à la Slovaquie également, car les gitans sont de Slovaquie, et je leur dois beaucoup. Soixante tirages de la série Gitans seront mis de côté pour rejoindre un musée européen qui leur serait consacré, si un lieu sérieux venait à exister. Je mets de l’ordre dans les choses. Je mets en place une Fondation à Prague pour conserver mon œuvre, afin qu’elle ne soit pas dispersée. Il ne s’agit pas d’une institution, comme c’est le cas pour Henri Cartier-Bresson et Martine Franck, ni d’un lieu d’exposition (il n’y aura pas de salariés). Des gens que je connais depuis longtemps, des amis avec lesquels j’ai travaillé auront la responsabilité de la préserver, dans tous les sens du terme. Je ne veux pas qu’après ma mort, on puisse faire n’importe quoi, que mon travail soit dénaturé. J’ai tout sélectionné très précisément, durant tant d’années… La Fondation conservera l’œuvre, ainsi qu’une documentation aussi complète que possible. Je me donne trois ans, si je peux, pour terminer tout ce que j’ai d’important à faire.
Pour Ruines, tu as commencé en argentique et terminé en numérique. Qu’est-ce que cela a changé ?
Cela m’a facilité les choses ! Avec l’appareil panoramique, on utilise beaucoup de films, vingt par jour environ. C’est lourd. De plus, il est devenu de plus en plus difficile de faire développer ces pellicules, et même d’en trouver. Tout cela coûte cher, et l’éventuel financeur d’un projet s’attend toujours à ce que vous rapportiez quelque chose, et que vous terminiez à une date qui lui convient. Lorsque je me servais du panoramique Fuji, je devais transporter en plus des kilos de films. En 2012, je suis allé voir Leica, qui m’a fabriqué un appareil panoramique numérique. Après quatre voyages pour lesquels j’ai emporté les deux appareils, je me suis rendu compte que j’appréciais davantage le numérique. Le résultat est très comparable, car l’objectif me donne exactement la même perspective. La grande différence, c’est que je n’ai plus à transporter les films, ni besoin de chercher de l’argent pour la production. Comme je n’emporte pas d’ordinateur avec moi, je travaille toute la journée puis, jusqu’à minuit, je regarde l’écran au dos de l’appareil et j’élimine. Je contrôle mieux ainsi ce que je fais.
Tu as toujours mené plusieurs projets de front. Que reste-t-il à finaliser ?
Je mets beaucoup de temps à terminer un projet, c’est pourquoi j’en ai toujours plusieurs en cours. Pendant que je développais des ensembles en format panoramique, j’ai continué à photographier comme avant, dans des rectangles plus classiques. Désormais, je veux mettre cela en forme. Les Gitans, Exils, tout le travail en panoramique : on pourrait dire que ce sont des travaux de photographes différents. Mais j’ai toujours fonctionné ainsi parce que je regarde tout, que tout retient mon attention. Je photographiais les gitans, alors que je travaillais pour le théâtre, par exemple. Même si le monde contemporain m’intéresse beaucoup, j’ai du mal à photographier mes contemporains. Il est plus difficile de photographier les gens que le paysage, et mes paysages contemporains sont ma contribution à regarder le monde d’aujourd’hui. Je trouve la photographie de paysage passionnante. Ce n’est pas par hasard qu’en vieillissant, de nombreux photographes pratiquent le paysage. Photographier les gens implique de courir sans cesse après quelque chose que vous êtes en train de perdre. À l’inverse, avec le paysage, vous passez votre temps à attendre. J’ai déjà publié quatorze livres sur le paysage, et je voudrais organiser une grande exposition qui mélange mes différentes séries, y compris les Ruines. Car les ruines, ce n’est pas le passé, c’est l’avenir. Un jour, tout ce qui est autour de nous sera en ruine.
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« Josef Koudelka. Ruines », 15 septembre - 16 décembre 2020, BnF – site François-Mitterrand, quai François-Mauriac, 75013 Paris, catalogue de l’exposition : coédition Xavier Barral/BnF, 368 pages, 170 photos noir et blanc, 55 euros.