Ce samedi de juillet, il faisait beau. Yannick Haenel est allé en pèlerinage à Giverny, dans l’Eure, pour arpenter une nouvelle fois les luxuriants jardins colorés du peintre Claude Monet. « J’ai racheté des monographies. Mais je suis souvent déçu par ces livres. Ils sont le plus souvent rédigés dans un registre pédagogique ou biographique. La description des images y est absente. Parvenir à mobiliser des mots pour raconter la texture d’un nymphéa, voilà un exercice d’une grande exigence. L’auteur doit devenir lui-même une sorte de peintre. » Le cofondateur de la revue littéraire Ligne de risque se lance régulièrement le défi de métamorphoser la peinture en littérature. C’est même une véritable nécessité pour lui qui vient de consacrer un livre aux toiles de l’artiste roumain Adrian Ghenie : Déchaîner la peinture (Actes Sud).
Après la parution de son roman Tiens ferme ta couronne (Gallimard, 2015), Yannick Haenel est « vidé » : « J’avais assouvi mon désir de fiction. » Pour « recharger sa palette », l’ancien pensionnaire de la Villa Médicis, à Rome, se tourne vers la peinture. En 2017, il publie un essai, La Solitude Caravage (Fayard). Une manière pour lui d’exorciser la vision, à 15 ans, du visage de Judith décapitant Holopherne dans le célèbre tableau du maître italien. Yannick Haenel est élève au Prytanée national militaire de La Flèche, dans la Sarthe, quand il croise la jeune meurtrière, entre deux rayons de la bibliothèque du rigide établissement. Elle n’est qu’un détail en noir et blanc, mal imprimé, inséré dans un ouvrage de vulgarisation sur la peinture, mais, pour le garçon, le surgissement de cette « figure féminine » va bouleverser sa vie. La peinture devient synonyme d’érotisme et de violence. Sa passion pour l’art pictural ne le lâchera plus. Dans sa chambre, il accroche aux murs des nus d’Amedeo Modigliani.
La rencontre
Pendant l’écriture de son ouvrage sur le génial italien, l’éditeur Harry Jancovici lui fait découvrir, par l’intermédiaire de catalogues, le travail du peintre Adrian Ghenie, dont la cote s’est envolée ces dernières années. Né en 1997, dans la Roumanie de Nicolae Ceausescu, l’artiste étudie la furie du XXe siècle. À partir d’images d’archives, il se concentre sur des scènes macabres, des portraits défigurés de personnages historiques qui vont de dignitaires nazis à Charles Darwin en passant par Vincent van Gogh. Les corps déchirés, torturés et déformés d’Adrian Ghenie rappellent ceux de Francis Bacon. Hors de prix, la plupart de ses toiles appartiennent à des collectionneurs privés. Le Centre Pompidou n’en possède qu’une : Pie Fight Interior 11. Cette femme qui reçoit une tarte à la crème en plein visage est le don d’un particulier. Yannick Haenel est allé plusieurs fois la contempler sur les cimaises du musée parisien. La scène est inspirée par un classique du film de vaudeville américain, The Three Stooges. Le décor, quant à lui, reproduit une carte postale représentant la nouvelle chancellerie du Reich d’Adolf Hitler, construite en 1939. « Cette femme en souffrance, debout, en fait, c’est Hitler, l’homme le plus abject du monde, commente Yannick Haenel. La peinture de Ghenie a été une catalyse de pensées. Elle m’a rappelé de manière physique l’essai d’Antonin Artaud : Van Gogh, le suicidé de la société. Elle procure une acuité sur le monde. J’ai été saisi par sa violence chromatique. »
Ce qui m’intéresse chez Ghenie, c’est l’expressivité de la malfaisance. J’aime la peinture violente. Se colleter avec elle demande de l’endurance, de la réflexion. J’ai une préférence pour la peinture dérangeante, peu agréable à regarder.
L’écrivain a pu rendre visite au peintre dans son atelier à Berlin. Les deux hommes ne se sont pas beaucoup parlé. Ce qui attire le premier, c’est la force des toiles plus que la main de l’artiste. Pour les besoins du livre, Haenel se fait enquêteur et décrit au plus près les figures hallucinées qui irradient les tableaux. « Ce qui m’intéresse chez Ghenie, c’est l’expressivité de la malfaisance. J’aime la peinture violente. Se colleter avec elle demande de l’endurance, de la réflexion. J’ai une préférence pour la peinture dérangeante, peu agréable à regarder. Elle est comme une leçon d’histoire. Ce registre a modelé ma pensée, notamment ma conception de la criminalité de l’espère humaine. »
Quand il écrivait Jan Karski (Gallimard, 2009), son livre consacré au résistant polonais qui a alerté les Alliés sur le génocide des Juifs, Yannick Haenel était obsédé par un tableau de Rembrandt, Le Cavalier polonais, au point de l’intégrer dans ses pages. « Pour calmer la tempête que constitue l’affrontement avec la Shoah, j’ai imaginé Jan Karski s’identifiant au Cavalier. »
Comme les impressionnistes, Yannick Haenel travaille sur le motif. Il éprouve le besoin de se confronter physiquement aux toiles, s’employant à les restituer avec méthode et précision. Trouver les mots pour dire ce que les yeux enregistrent. Un exercice à la fois évident et impossible. Quand il a écrit sur les six tapisseries de La Dame à la licorne, il a fréquenté quotidiennement pendant six mois le musée de Cluny, dans le centre de Paris. Il note ce qu’il voit, ce qu’il ressent. « Je ne suis pas un critique d’art, je suis un amateur qui cherche des sensations fortes. Ce n’est pas l’exégèse qui me passionne, mais ce qui se passe dans mon corps. »
Le surgissement de la peinture
Après Caravage et Adrian Ghenie, Yannick Haenel refermera bientôt sa trilogie picturale avec un ouvrage sur Francis Bacon. En septembre 2019, il a passé une nuit enfermé, seul, au milieu de l’exposition « Bacon en toutes lettres » organisée par le Centre Pompidou. « À 22 h, on m’a installé un lit de camp. À 2 h, j’ai demandé qu’on éteigne la lumière. J’ai alors sorti une lampe torche achetée dans le magasin de bricolage en face du Centre. Plongés dans la pénombre, les tableaux me sont apparus de manière différente. Je ne les reconnaissais plus. Malgré les vitres qui les recouvraient, on voyait quelque chose qui respirait, qui sortait du mur, comme à Lascaux. La peinture est une matière vivante, les pigments vous sautent au visage. » Dans « un état illuminé de compréhension », Yannick Haenel a consigné ses impressions, ses déchiffrements de la matière dans son cahier Clairefontaine. Bientôt, un livre paraîtra aux éditions Stock.
Cette expérience parisienne avait été précédée par une révélation similaire en Italie, quand Yannick Haenel habitait à Florence. « Avec un historien d’art et une plasticienne, nous avions obtenu l’autorisation de passer la nuit dans le couvent San Marco pour avoir la chance de voir la lumière de l’aube frapper la fresque de L’Annonciation de Fra Angelico. L’œuvre s’est littéralement enflammée devant nous. Depuis, j’ai ce désir presque aphrodisiaque pour le feu sur la peinture. » Sa palette rechargée, Yannick Haenel a commencé l’écriture d’un nouveau roman. Mais la peinture n’est jamais loin, prête à l’emploi. « J’ai tout un stock de peintures en moi. Je mobilise parfois ce savoir pour décrire des carnations. Dans Cercle [Gallimard, 2007], par exemple, pour évoquer des gens nus dans l’eau, j’ai fait revenir dans ma tête des Renoir et des Cézanne. » En 2020, la peinture n’a selon lui rien perdu de son utilité. « Dans un monde qui jouit d’être insensé, qui est coupé du sens, car cela ne va pas assez vite, la peinture relève d’une sorte d’exorcisme. Elle est un surgissement de la création par la main. » Comme le peintre saisit son pinceau, Yannick Haenel, lui, s’empare de son stylo.
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Yannick Haenel, Adrian Ghenie. Déchaîner la peinture, Arles, Actes Sud, 2020, 224 pages, 37 euros.