Né en 1955, l’artiste sud-africain compte parmi les figures majeures de l’art contemporain. Il a participé aux Biennales de São Paulo (1998), de Venise (1999 et 2015) et à la documenta13 de Cassel (2012). Le Jeu de Paume et le musée du Louvre à Paris ont accueilli ses œuvres (2010), tandis que le Museo nacional centro de Arte Reina Sofia, à Madrid, lui a consacré une importante rétrospective (2018). Dans son atelier de Johannesburg, il construit depuis plus de trente ans une œuvre protéiforme, associant différents médias au fil de récits aussi poétiques que politiques, hantés par l’histoire de son pays et, plus largement, du continent africain.
Vous avez étudié le mime et le théâtre à l’École Jacques-Lecoq, à Paris, à la fin des années 1970. En quoi cela a-t-il influencé la suite de votre parcours ?
Je voulais devenir acteur et je suis venu en France afin de me former dans cette école. Ce que j’y ai appris a été la base de beaucoup de choses que j’ai réalisées ensuite. J’ai compris que l’énergie prend sa source au cœur du geste, pour un acteur sur scène bougeant son bras comme pour un artiste effectuant un mouvement avec un fusain. Il s’agit de trouver non seulement le bon geste, mais l’énergie essentielle, provenant du plus profond du corps, qui anime ce geste. Quand j’enseigne le dessin ou que je dirige des acteurs pour une pièce de théâtre ou un opéra, j’utilise aujourd’hui encore cette expérience.
À quoi vous destiniez-vous alors ?
Je voulais avant tout étudier dans une école de théâtre non anglo-saxonne, où l’improvisation est centrale, plutôt que l’analyse psychologique du texte. Où il n’est pas question d’avoir une belle voix, mais de s’exprimer avec ce que tout le corps permet.
Avez-vous rencontré à Paris des artistes qui vous ont marqué ?
J’y ai rencontré Rolf Abderhalden, le fondateur du Mapa Teatro à Bogotá, en Colombie, une excellente compagnie théâtrale. Nous étions de bons amis, et chacun suit le travail de l’autre depuis ce temps-là. Il a été pour moi un exemple quant à la manière de travailler avec la performance.
Plus généralement, reconnaissez-vous des influences, des sources d’inspiration ?
Chaque période est une conversation avec des artistes et des œuvres différents. Lorsque je mettais en scène Lulu d’Alban Berg, je pensais beaucoup aux expressionnistes allemands. Pour Le Nez de Dmitri Chostakovitch, j’avais en tête les constructivistes russes. En travaillant sur les dessins au fusain de mes films d’animation, je pensais au travail de l’artiste sud-africain Dumile Feni, qui a exécuté beaucoup de dessins figuratifs. En travaillant avec des éléments et des objets, j’avais à l’esprit Philip Guston et Jean Siméon Chardin… Je n’ai pas été influencé par un artiste en particulier, mais par des artistes correspondant à des moments et des projets précis.
Il s’agit de laisser le processus de création mener à la découverte de ce qu’est l’œuvre. C’est une stratégie très naturelle en matière d’arts visuels, mais moins courante au cinéma ou au théâtre.
Entre 1975 et 1991, vous avez été acteur et metteur en scène dans la compagnie de théâtre Junction Avenue, à Johannesburg. Vous avez également mis en scène plusieurs opéras. En quoi les arts de la scène, comme l’image en mouvement, sont-ils partie intégrante ou complémentaire des arts visuels ?
La musique, le mouvement tiennent une place importante dans mon travail, comme une forme de théâtralité. Après l’école de théâtre, je suis revenu aux dessins sur papier. Puis j’ai commencé à les filmer, pour en faire en quelque sorte des films d’animation, en trois dimensions. J’y ai ajouté des marionnettes, qui apportaient une quatrième dimension : les trois dimensions de l’espace et le mouvement à travers le temps. La notion du temps, inhérente au théâtre, est devenue une composante de mes dessins.
Êtes-vous habité par cet idéal romantique de « Gesamtkunstwerk », l’œuvre d’art totale qui rassemblerait tous les arts ?
Je crois à l’enthousiasme et au déploiement de l’imagination issus d’une rencontre entre différentes formes et expériences. Ces collaborations non seulement aboutissent à de belles œuvres, mais donnent de nouvelles directions à suivre, de la confiance. Depuis le mouvement Dada, la performance, la poésie sonore, tout ce qui n’est plus de l’ordre du dessin ou de la peinture à l’huile est devenu le terrain de jeu des arts visuels. Plus d’un siècle après, ce champ des possibles permet d’explorer des domaines très variés. Je crois aussi que ce qui a changé au cours des trente dernières années, c’est que l’on s’attend à ce que les artistes parlent de leur travail, se montrent éloquents. Le discours de l’artiste est devenu un passage obligé de chaque exposition. Aussi ai-je décidé que si je devais moi-même le faire, le propos s’incarnerait dans une des formes auxquelles j’aurais travaillé. Un cours de dessin, une conférence, un film d’animation transforment en une nouvelle expression consciente ce qui était auparavant un inconvénient.
Vous vous servez de différents médias: l’installation, la projection, la sculpture. Mais le dessin reste un fil conducteur. Pour quelles raisons a-t-il votre prédilection ?
Le dessin et la pensée sont étroitement liés. Dans les deux cas, cela change l’esprit. La question n’est pas de savoir si l’image obtenue est belle, mais s’il est possible que ce processus produise du sens. Je travaille de la même manière avec les acteurs. Il s’agit de laisser le processus de création mener à la découverte de ce qu’est l’œuvre. C’est une stratégie très naturelle en matière d’arts visuels, mais moins courante au cinéma ou au théâtre. Pour moi, qu’il s’agisse de papier, de Celluloïd ou de corps humains, c’est toujours une forme de dessin.
Dès 1989, dans votre première œuvre d’animation, « Johannesburg, 2d Greatest City after Paris », vous employez une technique devenue votre marque de fabrique : plusieurs dessins au charbon ou au fusain se succédant sur la même feuille de papier. Pourquoi est-ce important de conserver les traces de dessins antérieurs ?
Mes dessins portent en eux les traces de leur fabrication, les repentirs, les ratures. Au lieu d’être cachés, ces éléments deviennent une partie importante de mes films, l’histoire de leur création. J’ai d’abord cherché à effacer ces marques. Mais plutôt que de devoir m’excuser de ne pas les avoir parfaitement effacées, j’ai accepté qu’elles fassent partie de l’œuvre. Elles sont les traces du passage du temps, de l’effacement de la mémoire, autant de thèmes présents dans mes films à travers les techniques que j’utilise.
Parallèlement à vos études aux Beaux-Arts de Johannesburg, vous avez suivi un cursus en sciences politiques et études africaines. D’où vous vient cet intérêt pour la politique ?
Grandir en Afrique du Sud m’a donné très vite la conscience claire que la situation politique y est une anomalie, que la vie des gens est un enfer, façonnée, déformée et endommagée par le contexte politique dans lequel ils vivent. Le second facteur, c’est d’avoir compris, alors que j’étais enfant, que je pouvais faire un certain nombre de choses interdites à une personne noire : aller dans toutes les piscines, sur toutes les plages, m’asseoir à n’importe quelle place dans le bus. Je viens d’une famille d’avocats, très au fait de ce qui se passait dans le pays. Enfant, la politique et ses effets étaient des sujets qui faisaient partie de mon quotidien. Ne pas m’y intéresser aurait été assez étrange dans un tel contexte.
Considérez-vous votre œuvre, où les thématiques sociales et politiques sont omniprésentes, comme littéralement politique ?
La politique existe dans mon travail, mais davantage sous l’angle de l’ambiguïté, de la contradiction et de l’absurde. Je n’évite pas ces questions, mais j’évite d’y donner des réponses politiques claires. La caractéristique d’un art politique est de porter un unique message, très simple : « ceci doit s’arrêter », « il faut faire cela », « liberté pour A, B ou C ». Ce que je ne peux accepter, c’est la certitude de savoir et le fait de dicter une pensée au nom d’untel ou untel. De ce point de vue, même si une œuvre est profondément liée à la politique, c’est à travers un regard oblique, par le biais de connexions entre le personnel et le politique. La dimension politique est autant dans le film que dans la stratégie mise en place pour le réaliser.
En Afrique du Sud, il a toujours été nécessaire d’être à la fois pessimiste et optimiste. Des choses formidables se produisent chaque jour dans le centre de Johannesburg, d’autres horribles dans sa périphérie et ailleurs.
Quel rôle estimez-vous avoir en tant qu’artiste ?
En tant qu’artiste – je parle en mon nom et non en celui des autres artistes –, je considère devoir toujours continuer à travailler à l’atelier. L’essentiel pour moi, ce sont ces années de travail, l’engagement dans un métier. « Le devoir révolutionnaire de l’écrivain est de bien écrire », a écrit Gabriel García Márquez. Je dirais que le devoir d’un artiste est de bien faire de l’art. Ce que nous faisons, c’est apporter une compréhension du monde à travers celui que nous construisons et déconstruisons.
Comment est perçu votre travail en Afrique du Sud ?
Comme l’œuvre d’un artiste âgé de plus de 60 ans. Pour les jeunes artistes, c’est un travail qu’il faut éviter, voire dénigrer! Pour certains artistes noirs, le fait que je sois un artiste blanc me rend de facto sans intérêt. Mais, pour de nombreux artistes en Afrique et dans le monde, mon travail constitue, je pense, un exemple de ce qu’ils peuvent développer dans leur propre œuvre. Et, hors du champ artistique, le rayonnement international de mon travail grâce à des moyens très simples prouve qu’il est possible d’en faire autant. J’entends parfois que mes dessins, mes films pourraient être faits par un enfant de 6 ans. Ce qui est formidable, c’est que c’est le cas ! L’animation repose sur une technique élémentaire. Je trouve cela très réconfortant et stimulant.
Quel regard portez-vous sur la situation en Afrique du Sud, son évolution dans un contexte post-apartheid ?
En Afrique du Sud, il a toujours été nécessaire d’être à la fois pessimiste et optimiste. Des choses formidables se produisent chaque jour dans le centre de Johannesburg, d’autres horribles dans sa périphérie et ailleurs. Je me décrirais comme quelqu’un de « prudemment pessimiste », mais beaucoup de choses me rendent optimiste.
Quel souvenir gardez-vous de Nelson Mandela ?
Mes parents étaient amis avec les siens, je l’ai rencontré par leur intermédiaire. Je l’ai côtoyé pendant plusieurs semaines à l’occasion de la réalisation d’un documentaire sur son premier voyage en Afrique de l’Ouest. Grandir dans ce pays avec un tel héros a été un énorme privilège. J’éprouve respect et admiration pour cette personnalité politique de premier plan, qui a façonné nos vies.
Votre travail est marqué par la culture et l’histoire de votre pays. Vous considérez-vous comme un artiste africain à part entière ?
Pendant longtemps, j’ai refusé de me définir comme tel, mais plutôt comme un artiste vivant en Afrique. J’ai évolué. L’Afrique est un continent gigantesque, fondé sur des cultures très variées du nord au sud. Mais la question générale de la relation de l’Europe avec ses anciennes colonies est centrale pour presque tous les artistes travaillant sur le continent; la façon dont nous avons été façonnés par le fait d’être en périphérie et non au centre, comme en Europe, aux États-Unis, ou en Chine aujourd’hui. Le développement d’une économie informelle, son impact social et historique dans un contexte de globalisation intéressent de nombreux artistes, et pas uniquement sud-africains. Cette question me semble plus prégnante en Afrique qu’ailleurs. Je parlerais d’une « solidarité périphérique », que l’on constate aussi en Amérique du Sud, en Inde…
À Bâle, vous présentez notamment votre dernière installation performative, « The Head & the Load », créée à la Tate Modern, à Londres, à l’été 2018.
Cette performance théâtrale sur une scène de 55 mètres de long, réalisée par près de trente-huit acteurs, danseurs, musiciens, raconte le destin des soldats africains durant la Première Guerre mondiale, qui ont payé de leur vie ces combats calamiteux, et la façon dont l’Europe a caché cette histoire. Cela a commencé par des ombres changeant d’échelle selon la proximité de la source lumineuse. J’ai voulu exprimer l’incompréhension des différentes langues africaines en Europe, ce que cela signifiait d’aller se battre en Europe pour des hommes qui ont pu se demander « qu’est-ce que tout cela a à voir avec moi ? »
L’exposition dévoile aussi un nouveau film, inspiré de la collection historique du Kunstmuseum Basel…
J’ai souhaité cette fois dialoguer avec les vieux maîtres. Que pouvons-nous en apprendre, qu’avons-nous à en dire ? À travers cette démarche, il s’agit bien sûr d’une interrogation sur mon propre travail.
En 2015, à Venise, vous avez consacré un hommage à Pasolini. Quel rapport entretenez-vous avec la littérature ?
Quelques écrivains modernes m’ont montré la voie à suivre, une certaine ouverture : Gabriel García Márquez, Joaquim Maria Machado de Assis, l’écrivain brésilien de la fin du XIXe siècle, ou encore Italo Svevo, qui écrivait dans les années 1920 à Trieste. Ces écrivains qui jouent avec la forme, le langage, et ce que cela peut donner, ont été très enrichissants pour moi. En raison, je suppose, d’une forme de collage, d’absurde auxquels je suis sensible, davantage qu’à la compréhension psychologique profonde qui caractérise les grands romans réalistes.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune artiste ?
Le sujet de votre travail importe peu. À la longue, vos désirs et vos peurs transparaîtront. Et, malgré vous, votre œuvre deviendra un autoportrait, quel que soit le sujet que vous pensiez traiter.