Né à Wendorf en 1930, Günther Uecker vit et travaille à Düsseldorf. Connu pour ses créations utilisant des clous, sa marque de fabrique, il a adhéré en 1961 au groupe ZERO, fondé par Heinz Mack (né en 1931) et Otto Piene (1928-2014). En 1970, il a représenté l’Allemagne à la Biennale de Venise avec Thomas Lenk, Heinz Mack et Georg Karl Pfahler. Historique, son travail a été montré lors de trois éditions de la documenta, à Cassel, en 1964, 1968 et 1977.
Quel a été votre premier contact avec l’art, votre premier choc esthétique ?
Cela remonte à 1951, lors d’un rassemblement de jeunes à Berlin Est. On nous a emmenés voir une exposition de Vassily Kandinsky, à l’Ouest. Cela m’a profondément bouleversé. Cette exposition me réconciliait avec l’essence d’un monde qui contredisait celui dont j’étais imprégné jusqu’alors ; et ce, dans un mode représentatif qui m’influence encore aujourd’hui, à savoir rendre le spirituel visible à travers la peinture.
Ainsi, vous devez à Kandinsky d’avoir suscité votre vocation d’artiste…
Oui, cela a été ma toute première rencontre avec l’art abstrait. Nous vivions dans une maison sans livres ni tableaux, les circonstances extérieures stressantes qui caractérisaient le monde des années 1950 nous limitaient beaucoup. À l’approche du second millénaire, l’artiste et enfant que j’étais encore a découvert un autre monde et trouvé une expression possible, celle qu’incarnaient des chantres tels que Kandinsky ou Strzeminski…
Vous avez grandi à la campagne avec vos sœurs, Rotraut et Edith, à proximité de la presqu’île de Wendorf. Fuyant la RDA, vous avez ensuite étudié à Düsseldorf. Rotraut a épousé le peintre Yves Klein en premières noces en 1962. De quelle manière s’est déroulée votre rencontre avec la scène française de cette époque ?
À mon arrivée à la Kunstakademie de Düsseldorf, je me suis acheté un vélo à crédit, grâce auquel le monde s’est offert à moi. Dès que possible, je me rendais à Paris et dans d’autres villes où j’avais des amis ou des connaissances, notamment à Vallauris, où mon ami Lewandowski, résistant de la Seconde Guerre mondiale, habitait une sorte de tanière. Il acceptait que je dorme chez lui, sur son plancher. C’est là que j’ai fait la connaissance d’Arman, de Pablo Picasso. Cette vague d’un nouveau monde fascinant – par rapport à celui guidé par une dialectique matérialiste que je venais de quitter, en RDA – m’a pris sous son bras et m’a emporté !
« les rencontres avec des artistes comme Max Bill, Heinz Mack ou Otto Piene ont agi sur moi à la manière d’un véritable ferment spirituel. »
En parallèle, vous avez rencontré Otto Piene à Düsseldorf dès 1957, lors de sa première exposition de tableaux rouges. La même année, celui-ci a fondé avec Heinz Mack le groupe ZERO, auquel vous avez adhéré en 1961. Un moment décisif…
J’ai trouvé à Düsseldorf une communauté de peintres, dont mon mentor, Max Bill, qui a attiré mon attention sur énormément de choses. Je fréquentais aussi un ensemble de personnes rattachées à notre Alma mater, dont je me sentais proche et avec lesquelles j’ai eu de nombreux échanges. Il y avait une émulation picturale réciproque ; cela allait de la réflexion intérieure à l’expression et à la formulation ou à l’expérimentation extérieure, en passant par la visite de nos ateliers respectifs, véritables laboratoires et lieux de constantes discussions animées qui nous tenaient tous en éveil intellectuel. Les dialogues étaient amicaux et nous faisaient bénéficier d’influences étrangères à l’Allemagne.
À l’époque, vous partagiez votre atelier avec Gerhard Richter. Vous avez exposé ensemble et beaucoup échangé, ainsi qu’avec Yves Klein et, plus tard, Lucio Fontana, Jean Tinguely… En quoi ces échanges ont-ils été déterminants dans votre parcours ?
Comme dit précédemment, j’avais besoin de mentors. Dans le monde de l’après-guerre, j’ai rapidement compris que l’expression artistique reprenait forme sur un tissu déchiré par les temps séparatistes qu’impliquait la réalité géopolitique internationale depuis les années 1920. Les rencontres avec des artistes comme Max Bill, Heinz Mack ou Otto Piene ont agi sur moi à la manière d’un véritable ferment spirituel.
Après la dissolution du groupe ZERO en 1967, quels principes ont guidé votre travail ?
La recherche de nouveauté reposait sur l’expérience de la structuration de perceptions manifestement uniques, ainsi que l’a décrit Strzeminski et contrairement à ce que prônait Malévitch. Mais le principe qui m’a habité et accompagné tout au long de ma vie, au fil de mes voyages et de ma carrière artistique, c’est celui de refléter la vie sensible telle que nous la vivons.
Les expérimentations de ZERO avec des éléments naturels ont été décrites comme une volonté de réconcilier l’homme et la nature. À partir des années 1970, votre réflexion a porté sur des questions environnementales, notamment sur la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Cette préoccupation trouve-t-elle une origine dans votre vécu ?
Certainement, elle peut être liée à une réalité traumatique. Ce sentiment existait depuis la Seconde Guerre mondiale et a été réveillé par le conflit en Corée. Nous faisions alors le constat bouleversant que l’être humain est une créature solitaire, vulnérable et potentiellement menacée par un monde où régnaient les guerres et les crimes commis par l’homme sur lui-même. Alors que nous aurions eu envie de percevoir ce monde comme un lieu d’harmonie avant toute chose, le drame primait. Peu après la naissance de mon fils Jacob, est survenue la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Tous ces événements de l’ordre d’un drame invisible se jouant au-dessus des têtes de ceux que j’aimais, bien au-delà du communicable, m’ont laissé sans voix. J’étais comme réduit en cendres, dispersées sur une toile, au bord de la crise d’épilepsie. D’où mes tentatives de donner forme, par un infralangage, à cette condition dramatique de l’être humain susceptible de disparaître.
La galerie Lévy Gorvy inaugure son espace dans le Marais, à Paris, en vous consacrant une exposition personnelle. Que représente pour vous ce retour dans une ville où vous avez fait d’importantes rencontres et pris part à l’avant-garde des années 1960 ?
En réalité, cela ne me paraît pas si loin. La galeriste Denise René avait organisé en 1961 une exposition structuraliste au Helmhaus, à Zurich, avec Max Bill et à laquelle j’étais invité. C’est ce qui m’a mené à sa galerie parisienne en 1968, puis à développer une inclination naturelle pour cette ville. Ce moment complétait mon expérience de vie en France au cours des années 1950, dans un monde ouvert et libre. Je l’ai vécu comme une étape significative de mon évolution vers l’émancipation de mon ancien « moi », grâce à l’accueil qui m’a été réservé. C’était l’occasion de m’atteler à une nouvelle toile blanche, la possibilité de me propulser vers une perception neuve de l’existence phénoménologique, en rétablissant un dialogue intérieur semblable à la force vitale qui anime les icônes orthodoxes.
« Je recommande de puiser à la source du Dasein (éternelle présence), afin d’observer dans sa propre expérience les traits remarquables à inscrire dans la forme visible. »
Vous exposez six peintures monumentales à l’aquarelle, sous le titre « Lichtbogen / Arc de lumière ». De quoi s’agit-il ?
L’arc de lumière est infini et outrepasse toutes sortes de limites dans l’espace-temps. Il en est de même de l’arc qui s’étend du golfe Persique au delta du Tigre et de l’Euphrate : tant d’arches et de prophètes y sont apparus de manière récurrente afin d’avertir et de protéger les êtres humains, de leur inculquer une vision commune de la vie en société, concomitante et impermanente à la fois. Les limites physiologiques de notre existence y trouvent une dimension plus profonde qui, de tout temps, a inspiré les peintres de cette région. C’était déjà le sujet de mes aquarelles de 1942. C’est quelque chose qui m’a ému, autant que le surgissement de l’actuelle pandémie, qui brandit devant tout un chacun le spectre et la vraie signification de la mort – ce que connaissent mieux que nous les populations de ces régions, qui subissent diverses plaies.
Peut-être la réalité d’aujourd’hui nous place-t-elle face aux éternelles menaces et aux anciennes prophéties, que nous occultons trop souvent. C’est la raison pour laquelle, dans mon atelier, à Düsseldorf, je me suis senti amené, à travers mes moyens créatifs, à pousser un cri vital pour réveiller cette conscience. Je me suis employé à relever le défi, tout comme devrait le faire la religion, de matérialiser cette force vitale agissant comme un moteur, une aspiration à l’unité, en peignant cette série d’œuvres inspirées des aquarelles du golfe Persique. Elles ont jailli de moi, telle une sorte de prière fondamentale, sous forme de segments d’arc de couleur sur la toile.
Quelle continuité y aurait-il, selon vous, entre ces arcs et vos précédentes œuvres emblématiques avec des clous, ou votre travail performatif, par exemple le tir à l’arc sur une toile blanche ?
Vous savez, en art comme en amour, des flèches sont parfois décochées par des anges ou depuis le ciel à travers des nuages, et elles nous font vivre certaines expériences – musicales aussi – qui nous permettent d’accéder à la certitude spirituelle de l’existence. Comme si la corporéité des choses s’étirait le long d’un arc depuis ce monde vers une zone de lumière plus vaporeuse. Depuis le labeur répétitif exprimé par le groupe ZERO, après la guerre, jusqu’à une forme de manifestation jubilatoire dans la jouissance de la pure présence.
Depuis 1976, vous intervenez en tant que professeur à la Kunstakademie de Düsseldorf. Quels conseils donnez-vous aux jeunes artistes ?
Tout d’abord, je crois que chaque jeune artiste doit se créer, s’approprier son propre « art » au travers de sa perception personnelle du monde. Il doit restituer une expression authentique de la forme qu’il en tire. Avec tous les moyens que nous avons à notre disposition, l’idée est de donner corps à nos visions picturales de l’invisible en tant que métaphore de l’existant. Autrement dit, je recommande aux jeunes artistes dotés de talent de puiser à la source du Dasein (éternelle présence), afin d’observer dans leur propre expérience les traits remarquables à inscrire dans la forme visible.
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« Günther Uecker. Lichtbogen / Arc de lumière », 22 octobre 2020 - 23 janvier 2021, galerie Lévy Gorvy, 4, passage Sainte-Avoye, 75003 Paris.