À la direction du festival de photographie pendant six ans, Sam Stourdzé a multiplié les partenariats avec d’autres institutions, transformé le Grand Sud en destination photo, en créant un réseau d’expositions dans les villes voisines, et atteint des records de fréquentation. Des recettes éprouvées qu’ilpourrait importer à Rome. Rencontre.
L’édition 2020 des Rencontres d’Arles n’a pas eu lieu. Pensez-vous que certaines expositions pourront être reprogrammées l’an prochain ?
Il y a eu des discussions avec mon successeur, Christoph Wiesner. Plusieurs projets l’intéressent, à lui de voir ce qu’il veut réactiver ou pas. Je n’ai pas à intervenir.
À Arles, vous avez renoué les liens avec la Fondation Luma, qui a offert de mettre à la disposition des Rencontres une grande partie d’un ancien bâtiment industriel de son site, La Mécanique générale. L’accord est-il signé ?
Il reste des points à éclaircir, notamment sur le coût de la mise à disposition de ce lieu: s’il est proposé à titre gratuit, il faut en payer les charges d’exploitation, qui sont assez élevées. Je n’ai pas voulu formaliser cette décision avant mon départ, c’est un choix d’avenir à faire par la nouvelle équipe.
Le festival a besoin de structures pérennisées à l’année. La Mécanique générale est-elle suffisamment vaste ?
Non, il s’agit de 1000 m2 environ, au sein desquels il faudra inventer un projet. Le festival a besoin de pérenniser des espaces beaucoup plus vastes, pour répondre à trois nécessités : des lieux d’exposition – chaque année, les Rencontres en investissent une vingtaine, ce qui couvre à peu près 25 000 m2 en ville; des lieux de stockage – il y a beaucoup de décors, de cimaises, de projecteurs qui sont réutilisés d’une année sur l’autre et qui sont à ce jour conservés aux Papeteries Étienne, dans des espaces qui prennent l’eau; des ateliers de construction – une centaine de menuisiers, électriciens, serruriers, peintres travaillent à partir du printemps aux Papeteries Étienne, là encore dans de mauvaises conditions.
Au moment de votre départ, une solution se dessinait-elle ?
Nous sommes en discussion depuis trois ans avec la communauté d’agglomération [Arles Crau Camargue Montagnette (ACCM)], propriétaire des Papeteries Étienne, qui est prête à mettre à la disposition des Rencontres un espace de 4 000 m2, la halle la plus ancienne du site, qui n’est pas la partie actuellement occupée. L’agglomération s’est engagée à remplacer la toiture, qui est en amiante, à amener l’eau et l’électricité et à aménager l’évacuation des eaux usées. L’État et la Région [Provence-Alpes-Côte d’Azur] nous ont toujours dit que le jour où nous aurions décidé d’un lieu pérenne, ils seraient à nos côtés avec des crédits d’investissement. Or, cet été, le projet d’installation des Rencontres aux Papeteries Étienne a été inscrit au plan de relance pour 2021. Nous avons réussi à obtenir un engagement financier de près de 5 millions d’euros, comprenant la contribution de la communauté d’agglomération, celle de l’État à hauteur de 1,4 ou 1,5 million et celle de la Région, équivalente. Avec le maire d’Arles, qui est aussi le président de l’ACCM, nous avons fait des réunions jusqu’à fin août pour entériner l’engagement des pouvoirs publics.
« avant d’être un label, une marque ou un lieu, les rencontres d’Arles sont un état d’esprit, un savoir-faire, et si ce savoir-faire devient une marque, alors c’est formidable. »
Cela permet-il de discuter avec Luma de la présence des Rencontres sur leur site de manière plus libre ?
La proposition très généreuse de Luma ne répond pas à toutes les problématiques en jeu; celle des Papeteries Étienne, oui. Elle peut permettre aussi d’investir une partie de la ville, très agréable, sur les bords du Rhône, où il ne se passait rien jusqu’à présent.
Vous avez créé en 2015 Jimei×Arles, une édition chinoise des Rencontres. Pensez-vous qu’il faille faire d’Arles une marque ?
Il n’a jamais été question pour nous d’ouvrir des antennes un peu partout dans le monde, de planter notre drapeau de manière un peu impérialiste. Nous avons la volonté de nous associer avec des partenaires locaux, de monter des projets qui, à terme, puissent être indépendants. Avant d’être un label, une marque ou un lieu, les Rencontres d’Arles sont un état d’esprit, un savoir-faire, et si ce savoir-faire devient une marque, alors c’est formidable. La version chinoise des Rencontres a été créée avec un partenaire local, Three Shadows, important centre de la photo à Pékin. La 6e édition ouvre ce mois-ci, incluant six expositions des Rencontres qui n’ont pu être présentées à Arles. L’accord prévoit aussi que nous formions les équipes chinoises à organiser un événement culturel, que nous livrions notre expertise en ce domaine.
D’autres antennes sont-elles envisagées en Chine, ou ailleurs dans le monde ?
Nous avons annoncé en avril 2020 une collaboration fructueuse avec le Serendipity Arts Festival, à Goa, en Inde. Il s’agit d’un jeune festival pluridisciplinaire, avec lequel nous créons le Serendipity Arles Grant, une bourse destinée à dix photographes de la zone Asie du Sud. D’autres aventures ont avorté. Je pense à la relation que nous avions commencé à établir avec le Qatar en 2019 et qui a tourné court, car les valeurs que nous souhaitions défendre n’étaient pas partagées.
Continuez-vous à vous impliquer, à titre personnel, dans l’essor et la conception de l’Institut pour la photographie des Hauts-de-France, à Lille?
J’ai conçu le projet avec l’équipe des Rencontres. À ce titre, le festival d’Arles est membre fondateur et membre du conseil d’administration. Ce rôle perdure, même si j’ai quitté les Rencontres. L’équipe des Hauts-de-France m’a proposé d’entrer cet été au conseil d’administration en tant que « personnalité qualifiée », j’en ai été très honoré. De même, j’ai accepté cet été d’intégrer le conseil d’administration de l’ENSP [École nationale supérieure de photographie] d’Arles.
Vous vous installez à Rome alors que le Covid-19 y est toujours présent. Comment allez-vous composer avec cette pandémie ?
La nouvelle promotion des résidents est arrivée le 7 septembre, l’année pour eux s’annonce « normale ». Concernant la programmation culturelle, nous avons reporté un certain nombre d’événements et d’expositions. Celle de Johan Creten, qui devait avoir lieu au printemps 2020, a ouvert finalement le 14 octobre; celle de Natacha Lesueur a été déplacée de l’automne 2020 à l’hiver 2020-2021.
Quelle est la première chose que vous avez faite en arrivant à la Villa Médicis ?
Je suis arrivé le 1er septembre et j’ai aussitôt rencontré les membres de l’équipe pour leur présenter mon projet, échanger avec eux, afin que nous commencions ensemble à nous poser un certain nombre de questions. Il faut, je crois, se demander ce qu’est une résidence d’artiste au XXIe siècle, et la réponse n’est pas forcément évidente. Je voudrais que, collectivement, nous sachions ce que nous faisons et pourquoi.
Vous avez dirigé un festival de photo voué à proposer une programmation exigeante mais accessible à tous. La Villa Médicis est un lieu de création et de recherche, partiellement ouvert au public. Vous changez radicalement de décor et de vocation…
Rappelons ce qu’est la Villa Médicis. C’est un site de résidence d’artistes et de création, un lieu de rayonnement de la culture et des arts et, enfin, un patrimoine bâti qu’il faut conserver et valoriser. Ces fonctions ont souvent été opposées, et j’ai un temps pensé qu’il fallait trouver des solutions pour gommer ces contradictions. Aujourd’hui, il me semble qu’il faut plutôt les entretenir. Prenons, par exemple, le point de vue patrimonial, qui a tendance à vouloir muséifier le lieu et à considérer la présence des artistes sur le site comme une perturbation. J’estime au contraire que c’est parce que des créateurs vivent et œuvrent sur ce site patrimonial que nous pouvons tenter des choses. La Villa dispose d’une équipe de six jardiniers qui s’occupent des 6 hectares du jardin. Ils sont à la pointe de ce qui se fait en matière d’écologie. Or, la question de l’écologie anime aussi un certain nombre de penseurs et d’artistes résidents. Pendant longtemps, la Villa a pris garde à ce que les pensionnaires ne « dérangent » pas les jardiniers. Je pense à l’inverse que les pensionnaires doivent déranger un peu les jardiniers, car ils ont à apprendre les uns des autres. Je souhaite une Villa plus ouverte, plus agile et plus poreuse dans ses missions.
Vous prenez la tête de la Villa Médicis dans une période de grand ébranlement. Nous ne savons pas vers quoi nous allons, que ce soit en termes de climat, de migrations, de rapports entre les hommes et les femmes, entre les communautés… Ces problématiques entrent-elles en jeu dans votre manière de penser l’avenir de la Villa ?
Absolument. La Villa doit être un laboratoire où l’on pense les enjeux actuels. Autrefois, les artistes faisaient leur « Grand Tour » en Europe et remontaient la Méditerranée. Aujourd’hui, certaines populations fuient leur pays et font la même route en sens inverse. Ces questions de migration, de métissage intéressent au plus haut point les artistes et les chercheurs présents à la Villa, d’autant que les résidences sont ouvertes à des créateurs de toutes les parties du monde, à condition qu’ils soient francophones. Le photographe Georges Senga, qui vient du Congo, vit en Croatie. La compositrice japonaise Noriko Baba vit en partie à Paris. L’historienne d’art Alice Dusapin habite à Lisbonne. Cela me fait dire que francophonie, Méditerranée et Europe sont trois sujets sur lesquels la Villa peut davantage se positionner.
« la grande force de la villa Médicis est d’être une résidence désintéressée et non une résidence de production avec obligation de rendu à terme ou obligation de transmission auprès des élèves. »
L’Europe en termes d’échanges mais aussi de partenariat ?
Oui, la Villa est peut-être trop drapée dans sa tour d’ivoire. Il faut qu’elle se mette davantage en réseau avec d’autres lieux de résidence, français ou européens. Elle constitue un laboratoire de recherche, notamment en histoire de l’art, et doit donc nouer des échanges avec d’autres structures. Cela permettrait d’engager un rôle de suivi et d’accompagnement de nos résidents. Il ne serait pas idiot que, d’ici quelques années, un pensionnaire, dès sa candidature, sache que sa résidence pourra être prolongée dans une autre structure.
Il n’existe pas jusqu’à présent d’évaluation des résidences. Faudrait-il en faire ?
La grande force de la Villa Médicis est d’être une résidence désintéressée et non une résidence de production avec obligation de rendu à terme ou obligation de transmission auprès des élèves. J’établis souvent une comparaison avec le monde académique. Les universités américaines proposent régulièrement à leurs professeurs de prendre une année sabbatique, ce qui leur permet de faire le point et d’avancer aussi. La France le fait pour ses créateurs et ses historiens d’art, et cela doit perdurer. Ceci dit, il faudrait pouvoir évaluer, avec les pensionnaires, ce que serait pour eux une année réussie, en prenant en compte d’autres paramètres que des critères productivistes.
Vous avez été pensionnaire à la Villa Médicis en 2007-2008. Cette expérience peut-elle nourrir votre réflexion sur ce que ce lieu doit apporter aux pensionnaires et vice versa ?
Cette résidence a changé ma vie. On reste toujours ancien pensionnaire de la Villa Médicis, c’est un sésame. Les créateurs qui y ont séjourné au cours des trente ou quarante dernières années sont aujourd’hui actifs dans toutes les sphères artistiques, que ce soit Henri Loyrette, Jean-Michel Othoniel, Clément Chéroux, Eva Jospin, Clément Cogitore… Nous ne sommes pas très bons pour le faire savoir; nous n’avons pas d’alumni notamment, je pense qu’il faudrait en fonder un. En attendant, nous venons de créer une adresse e-mail (@villamedicis.it) utilisable par chaque nouveau pensionnaire, avec la possibilité de garder cette adresse à vie.
À Arles, vous avez organisé beaucoup de projets en coproduction avec d’autres institutions culturelles. Ferez-vous de même à Rome ?
La Villa monte trois expositions par an, en y investissant une énergie, un travail scientifique et un budget importants. Il faut que ces expositions bénéficient d’une coproduction. Nous travaillons en ce moment à un projet autour du « gribouillage », qui donnera lieu à une exposition en 2022. Nous le menons avec le Centre Pompidou et l’Ensba [École nationale supérieure des beaux-arts], à Paris, où l’exposition sera montrée également. D’ici quelques mois commencera un projet de réaménagement du mobilier de la Villa et de ses espaces, réalisé en partenariat avec le Mobilier national et, en principe, la Manufacture de Sèvres et l’Ensba, celle-ci possédant dans ses collections des pièces d’anciens prix de Rome. Certaines des œuvres créées à la Villa pourraient y revenir sous forme de dépôt. Ces collaborations seraient également un moyen de valoriser les excellences françaises.
Le rapport de Thierry Tuot sur les résidences d’artistes (2018), qui n’a pas été rendu public, préconisait la centralisation de toutes celles administrées par l’État « dans les mains d’un futur Centre national des résidences artistiques », intégré au ministère de la Culture. Qu’en pensez-vous ?
Il est vrai qu’il y a eu une réflexion sur l’avenir des résidences – cela explique peut-être le temps long qui s’est écoulé avant de procéder au recrutement d’un nouveau directeur à la Villa Médicis. Plusieurs hypothèses ont été avancées, dont celle-ci, qui n’a pas été retenue et qui ne correspond pas à ma vision des choses. La force de la Villa Médicis, mais aussi de la Villa Kujoyama à Kyoto ou de la Casa de Velázquez à Madrid, c’est de rester une institution à taille humaine. On pense souvent qu’en regroupant, on fera une économie d’échelles, là où il existe un savoir-faire, une expertise, des relations à un territoire qui ne sont pas toujours envisageables depuis une position centralisée. Aujourd’hui, le modèle retenu est de laisser à ces institutions leur implantation et leur indépendance.
Vous avez été nommé très jeune à la tête du musée de l’Élysée, à Lausanne. N’ayant pas de titre de conservateur, parce que vous n’avez pas choisi la voie officielle, vous auriez pu toujours rester une sorte d’outsider au sein de l’institution. Désormais à la tête de la Villa Médicis, n’avez-vous pas le sentiment de faire partie de cette élite culturelle qui joue aux chaises musicales, en passant d’un poste prestigieux à un autre ?
C’est la question la plus horrible que l’on puisse me poser ! Suis-je rentré dans le rang ? Non, car j’espère que la Villa Médicis sort du rang… Ce que j’occupe, ce ne sont pas des postes, mais des projets qui m’animent et sont portés par des équipes.
Arles 2020 devait être une « édition de résistance », avec des expositions interrogeant les notions de « seuil de pauvreté » et d’« indicateurs de richesse ». Est-il possible de faire souffler l’esprit des marges au sein d’une institution comme la Villa Médicis ?
En tous les cas, c’est l’enjeu de ma mission. Comment insuffler de la mobilité au sein de l’institution ? Comment faire la démonstration qu’un établissement public peut être une start-up de la culture ? Je pense que si l’on m’a choisi pour ce poste, c’est afin de réanimer le débat. La Villa est un laboratoire de politique culturelle. Nous sommes sur un territoire, à Rome, où il est possible de tenter beaucoup de choses. Je suis convaincu que la Villa Médicis est un espace de liberté.