Participant à l’organisation de l’exposition de la collection Morozov à voir en 2021 à la Fondation Louis-Vuitton, à Paris, Jean-Claude Marcadé rappelle pour The Art Newspaper Édition française ce qui distingue les « avant-gardes russes » des avant-gardes européennes du premier tiers du XXe siècle.
Comment vous êtes-vous passionné pour la Russie ?
Ma passion pour la Russie s’est manifestée dès la classe de 4e, quand j’ai commencé à apprendre cette langue au lycée Montesquieu de Bordeaux, surtout lors de ma rencontre avec Valentina Vassutinsky, qui assistait le professeur. Cela a vraiment été l’Ereignis [événement] de ma vie et, huit ans plus tard, Valentina est devenue ma femme. Cette Ukrainienne russophone faisant partie d’une famille émigrée, âgée de 40 ans et venant de Paris, nous a tout de suite séduits par son caractère affectueux, son humour, l’exotisme émanant de sa personne. Un univers merveilleux s’est ouvert à moi, qui tranchait avec la grisaille dont était empreint mon milieu familial issu de la paysannerie. J’ai cependant eu une enfance et une adolescence heureuses, goûtant la simplicité et la beauté de la vie, au-delà des duretés et des âpretés de ce monde que je n’idéalise pas. Pendant mes études, Valentina travaillait avec Pierre Francastel à une thèse sur l’art russe, des Ambulants à la première avant-garde – ce qui a abouti à son livre devenu un classique, Le Renouveau de l’art pictural russe 1863-1914 [L’Âge d’homme, 1971]. Pour ma part, après avoir passé l’agrégation de russe, je préparais une thèse d’État à la Sorbonne sur l’écrivain Nikolaï Leskov.
« toutes les cultures picturales pionnières venues de paris, de Munich et de Milan ont été immédiatement transformées sur le sol russe, car elles se sont conjuguées à la tradition séculaire locale de l’icône, de l’art populaire. »
Votre thèse sur Leskov a été traduite en russe. Quelle est votre vision de ce grand écrivain dont on redécouvre la modernité ?
Leskov est à part dans la littérature russe. À la différence de ses célèbres contemporains – Ivan Tourguéniev, Fiodor Dostoïevski, Ivan Gontcharov, Léon Tolstoï –, sa puissance novatrice vient essentiellement d’un archaïsme formel apparent, d’un travail parfait sur le verbe, de l’architecture de ses récits en mosaïque et capriccio. Cela en fait le maître de la narration russe moderne, comme ne s’y sont pas trompés Thomas Mann et Walter Benjamin. Nous pouvons dire qu’avant Anton Tchekhov, Leskov est le plus grand nouvelliste de la littérature russe. Il est extraordinairement « moderne » car il préfigure toutes les recherches du XXe siècle pour briser les conventions architecturales du roman, devenu, surtout avec Dostoïevski, un ersatz de la tragédie.
Vous vous êtes intéressé au symbolisme russe, que vous distinguez du symbolisme occidental…
J’ai eu l’occasion de montrer l’existence d’un « symbolisme pictural russe » original dans le concert des arts européens autour de 1900. Ce fait était ignoré de toutes les études et les expositions, noyé qu’il était dans le « style moderne » – comme les Russes nomment l’Art nouveau –, celui, par exemple, sécessionniste, de l’association Le Monde de l’art de Serge de Diaghilev et Alexandre Benois. Les vraies bases du style symboliste russe se trouvent chez le génial visionnaire Mikhaïl Vroubel (1856-1910), un artiste de dimension universelle qui a précédé la pléiade des avant-gardistes. Stylistiquement, l’œuvre de Vroubel est marquée par la profusion linéaire qui perturbe, disperse, syncope les contours des éléments figuratifs; la linéarité de l’Art nouveau se fond dans des brouillards, des labourages, des irisations, des visions incandescentes aux limites de la raison.
L’autre fondateur du symbolisme pictural est Victor Borissov-Moussatov (1870-1905), qui interprète l’impressionnisme dans des touches vaporeuses, entourant les êtres et les choses d’un halo mystérieux. Ses peintures sont des élégies dont les femmes sont les personnages presque uniques, des méditations sur la vie et la mort, l’écoulement du temps, le néant. Malévitch a connu une période stylistique symboliste entre 1907 et 1911, avec sa « série des jaunes » tendant à la monochromie et une thématique christique-bouddhique à la manière d’Odilon Redon.
Le néoprimitivisme qui aboutira à l’épopée des avant-gardes russes est-il mal compris, par son mélange de folklore local et de modernité européenne ?
Le mouvement capital qu’est le néoprimitivisme en Russie et en Ukraine à partir de 1907 a été ignoré jusqu’à une date récente dans les expositions occidentales. J’ai écrit à plusieurs reprises que ce qui séduit et trouble le public occidental dans les arts novateurs de l’Empire russe, puis de l’URSS du premier tiers du XXe siècle, c’est le fait que toutes les cultures picturales pionnières venues de Paris, de Munich et de Milan (impressionnisme, Nabis, fauvisme, cubisme, futurisme) ont été immédiatement transformées sur le sol russe, car elles se sont conjuguées à la tradition séculaire locale de l’icône, de l’art populaire. Contre le raffinement thématique et idéologique du symbolisme, contre l’éclectisme du style moderne et, bien entendu, contre le réalisme-naturalisme à thèse des Ambulants dans la seconde moitié du XIXe siècle, commencent à paraître, dès 1907, des textures et des thèmes consciemment primitifs, grossiers, triviaux, mais d’une expressivité et d’une énergie vigoureuses sur les toiles des frères David et Vladimir Bourliouk, de Mikhaïl Larionov et de Natalia Gontcharova. Ce que l’on nommera le « néo-primitivisme » puisait dans l’art des enfants autant que dans toutes les créations de l’artisanat populaire, renouvelant les diverses conceptions des beaux-arts par l’usage du laconisme, du multiperspectivisme, de sujets issus du monde provincial, de l’humour.
Pouvez-vous expliquer ce qu’est l’« art de gauche », un terme qui revient souvent dans vos travaux, et ce qui singularise l’école de Saint-Pétersbourg, celle de Moscou et celle d’Ukraine ?
Ce que l’on continue à appeler par commodité « avant-garde russe », comme une brand [une marque], est l’une de ces dénominations accidentelles et inadéquates de l’histoire de l’art. En fait, les novateurs de l’Empire russe des années 1910 professaient un « art de gauche » dénué de connotation directement politique. Ce n’est qu’après la révolution bolchevique d’octobre 1917 que cet art a été identifié avec la révolution sociopolitique. Stigmatisé par les adversaires de toute modernité, l’« art de gauche » comprenait des cultures picturales très diverses, du primitivisme à l’abstraction en passant par le cubo-futurisme. Il y avait plusieurs « écoles » hétérogènes, ce qui contredit son attribution à la seule tradition artistique russe. Cette russification, puis soviétisation de l’art de gauche des années 1910-1920 s’est encore accentuée après la chute de l’URSS en 1991.
Avant 1917, nous pouvons distinguer trois écoles dans les arts de l’Empire russe : une école de Saint-Pétersbourg à tendance rétrospectiviste, tournée vers les grandes périodes artistiques européennes, souvent graphique, mais traduisant aussi la vie mystérieuse parfois angoissante de la ville moderne (Pavel Filonov, Jean Pougny); une école de Moscou, plus patriarcale dans son ethos général, plus décorative et axée sur son propre passé asiatique, sur son folklore; enfin, l’école ukrainienne, qui se distingue clairement dans le mouvement général novateur d’avant 1917, par un sens de la vastitude spatiale impliquant une liberté totale du mouvement (Kasimir Malévitch, Vladimir Tatline), par une attention à la lumière, avec une prédilection pour la gamme solaire (Michel Larionov, Sonia Delaunay), et par une appétence baroque (Alexander Archipenko, Alexandra Exter).
Vous avez traduit les mémoires du poète et théoricien Benedikt Livchits, qui raconte de l’intérieur cette période. Le titre de cet ouvrage, L’Archer à un œil et demi [L’Âge d’homme, 1971], évoque les Scythes. Les références slaves sont-elles essentielles dans cette aventure moderne ?
Livchits montre en fait le caractère eurasien du continent multinational qu’a été l’Empire russe, puis l’URSS, ce qui est encore le cas, pourrait-on dire, de la Fédération de Russie aujourd’hui. Le continent russe est selon lui « une partie organique de l’Orient », les artistes russes sont des Asiates, ils ont « une secrète affinité avec le matériau », ils le sentent « dans l’état où on l’appelle “la substance du monde” ». Ce seul titre L’Archer à un œil et demi recèle la revendication, juste ou non, de l’originalité asiatique de l’art de Russie par rapport à l’art de l’Europe. Le sauvage cavalier, guerrier et archer scythe « a tourné son visage en arrière [lisons : “vers l’Orient”] et de la moitié de son œil il a jeté un regard vers l’Occident ». Cette formulation, certes partiale, est polémique et tend à minorer le rôle du futurisme italien. Malévitch reconnaissait Pablo Picasso et Filippo Tommaso Marinetti, c’est-à-dire le cubisme et le futurisme, comme les deux plus importants pôles novateurs du début du XXe siècle.
Vous dissipez souvent la confusion entre le suprématisme, d’essence spirituelle, et le constructivisme, qui repose sur une vision matérialiste. Le suprématisme vous semble-t-il enfin réévalué ?
Je lutte en effet depuis près d’un demi-siècle contre cette confusion entretenue dans plusieurs pays, en particulier en Allemagne, entre suprématisme et constructivisme, car le « constructivisme » est aussi devenu, comme « l’avant-garde russe », une brand, dans laquelle on fourre tout. Le suprématisme, né en décembre 1913 avec les décors de Malévitch pour l’opéra cubo-futuriste de Mikhaïl Matiouchine Victoire sur le soleil, triomphe dans la célèbre exposition pétersbourgeoise « 0.10 » en décembre 1915-janvier 1916. Il est, dès l’origine, antagoniste de l’« abstraction concrète » des reliefs et contre-reliefs de Tatline, apparus début 1915, qui opèrent avec des matériaux réels dans un espace réel. La dénomination « constructivisme » est utilisée pour la première fois en 1921, lors des débats qui ont lieu à l’Institut de la culture artistique fondé par Vassily Kandinsky à Moscou en 1920. C’est précisément contre Kandinsky et son orientation spiritualiste que les constructivistes soviétiques se sont dressés, mais aussi contre le suprématisme malévitchien, dont « la phénoménologie apophatique » – c’est-à-dire la volonté de faire apparaître le non-être qui est la vérité du monde – était devenue incompréhensible à ses premiers adeptes, tel Alexandre Rodtchenko. Ce dernier devient le leader du constructivisme soviétique, lequel combat l’art pur, incarné par le tableau de chevalet. Le Monument à la IIIe Internationale, élaboré par Tatline en 1919-1920, sert d’emblème à ce mouvement dont la réduction de l’objet à une carcasse prend la ligne comme principe constructif. Je ne pense pas que le suprématisme soit réévalué de nos jours, car l’art dominant est de plus en plus physiologiste, il raconte des histoires. C’est un art plus symptomatique de l’état circonstanciel d’une époque qu’intemporel et universel. Au fond, nous assistons à la résurgence du naturalisme engagé de la fin du XIXe siècle, dans des formes évidemment « modernes ».
Je lutte depuis près d’un demi-siècle contre cette confusion entretenue dans plusieurs pays, en particulier en Allemagne, entre suprématisme et constructivisme, car le « constructivisme » est devenu, comme « l’avant-garde russe », une brand, dans laquelle on fourre tout.
Cependant, le suprématisme, s’il n’est pas toujours évalué à sa juste mesure, reste un pôle majeur de l’évolution universelle de l’art, malgré les tentatives de reléguer à l’arrière-plan sa force de commotion.
Quels sont les fondements métaphysiques des écrits de Malévitch que vous achevez de traduire ?
Malévitch procède non par mouvements évolutifs, mais par illuminations successives. On a souvent écrit que le surgissement du Quadrangle noir dans le blanc (appelé communément Carré noir sur fond blanc) était un aboutissement du cubisme. À mes yeux, il s’agit d’un saut dans l’inconnu. Malévitch n’est pas un historien d’art, il est d’abord un créateur. Ce n’est qu’en 1919-1920, à Vitebsk, qu’il est pris par une frénésie d’écriture. Sa correspondance avec le célèbre historien de la littérature et philosophe de la culture Mikhaïl Guerchenzon marque un tournant. Dans le second tome des Écrits que je prépare pour les éditions Allia, figureront toutes les lettres de Malévitch à Guerchenzon. Ce volume présentera un « choix » des textes posthumes du peintre.
On l’y voit pris d’une sorte de délire extatique pour essayer de cerner l’être du monde au-delà de tous ses étants. Dieu n’est pas détrôné, paru en 1922, est une petite partie de cette pensée en état de fusion, une pensée sauvage et peu préoccupée de grammaire et de ponctuation, maniant l’humour et parfois l’ironie, ne donnant qu’extrêmement rarement ses sources. Il est vain de vouloir à tout prix chercher quelles lectures auraient nourri la pensée de Malévitch. Il a dit lui-même qu’il s’était retiré dans le domaine, nouveau pour lui, de la pensée et se proposait d’exposer, dans la mesure de ses possibilités, « ce qu’il apercevrait dans l’espace infini du crâne humain ». Il a retrouvé, selon moi, des idées qui ont pu être formulées depuis que l’homme pense. Mais il me semble qu’il faudrait étudier les liens évidents qui unissent le suprématisme et la pensée extrême-orientale, par exemple le taoïsme et le zen.
Vous avez aussi traduit, avec votre épouse, les mémoires d’un moine peintre d’icônes. Votre passion pour les icônes se confond-elle avec un attrait pour la religion orthodoxe ?
Je suis catholique à l’origine, mais j’ai rejoint l’orthodoxie lors de mon mariage religieux en 1966. J’ai eu alors le sentiment, non de renier le catholicisme, mais de revenir d’une certaine façon aux sources de celui-ci. J’ai été séduit par la beauté de la liturgie orthodoxe, un Gesamtkunstwerk, comme ne s’y est pas trompé Kandinsky. Valentina et moi étions amis de cet iconographe de talent, le moine Grégoire Krug; c’est donc naturellement que nous avons traduit quelques-uns de ses écrits. Ils montrent que l’art de l’icône n’est pas répétitif et monotone : tout en restant dans le consensus ecclésial, il est au contraire d’un grand dynamisme formel et théologique.
Vous maintenez des liens en Russie et en Ukraine. Comment voyez-vous l’antagonisme entre ces deux pays ?
L’Ukraine et la Russie sont deux pays, sinon frères, du moins cousins. Les Russes ne comprennent pas les Ukrainiens, ils pensent qu’ils sont un même peuple qu’eux. J’ai lutté, avant les événements tragiques actuels, contre l’agression culturelle russe qui a tendance à tout russifier. Je ne me prononce pas sur la politique, mais je regrette l’amateurisme des gouvernants de l’Ukraine indépendante, qui veulent éliminer du pays la langue russe alors qu’elle est la langue maternelle d’une grande majorité – c’est l’une des raisons principales pour lesquelles ils ont perdu la Crimée et qui pourrait leur faire perdre le Donbass. Je regrette aussi le rejet, parfois la haine pour tout ce qui est russe que ressentent certains Ukrainiens, sous l’influence des ultranationalistes de l’ouest du pays, au tropisme polonais et germanique– cela a pour effet d’accentuer le raidissement culturel de la Russie.