Si la loi du 3 juillet 1985 a pu constituer l’acmé des revendications des photographes en matière de droit d’auteur, en abrogeant les conditions supplémentaires attachées à la finalité de la réalisation de l’œuvre pour sa qualification en tant qu’œuvre de l’esprit, il aura fallu attendre six autres années pour que les tirages résultant de l’intervention de ces auteurs puissent être qualifiés d’œuvres d’art. Quinze ans après l’ouverture de la galerie Agathe Gaillard, première galerie à s’être spécialisée dans ce médium en France, et de manière presque concomitante à la création d’une section dédiée au sein de la Foire Art Basel, le droit français, puis européen, a su se saisir des spécificités de la photographie afin de l’accueillir dans le giron fiscal des œuvres d’art.
Une construction fiscale de la photographie
Le début des années 1990 a ainsi permis la consécration du tirage photographique comme relevant, au sens du droit fiscal, de la catégorie des œuvres d’art. Cette évolution fondamentale a résulté de l’intervention de nombreux acteurs face à la contestation par les administrations européennes de l’éligibilité à un tel statut, autorisant à bénéficier à la fois d’un taux de TVA réduit lors de la vente d’un tirage et lors de son importation, depuis l’étranger. Et, à l’instar des prémices de la reconnaissance juridique de l’art contemporain, le droit douanier a joué ici un rôle déterminant. C’est ainsi que la galeriste berlinoise Ingrid Raab s’était vue taxer l’importation de trente-six photographies de Robert Mapplethorpe au taux normal par les douanes allemandes, les tirages ayant été importés en 1987 depuis les États-Unis. Contestant l’analyse des autorités de la République fédérale d’Allemagne, elle porta sans succès son combat devant la Cour de justice des Communautés européennes. Celle-ci rejeta, par son arrêt du 13 décembre 1989, toute possibilité d’un classement en tant qu’objet d’art ou de collection, opérant alors une analyse du tirage photographique sans distinguer ceux relevant ou non d’une intention artistique. Pareille mésaventure arriva, au début de l’année 1990 en France, aux galeries Laage-Salomon, pour des photographies de l’artiste britannique Hamish Fulton, et Baudoin Lebon, pour des Polaroïds de l’Américain Robert Rauschenberg. Or, seule une modification des textes aux niveaux national et européen aurait pu permettre un changement de statut de ces tirages.
Afin d’être qualifiées d’œuvres d’art au sens du droit fiscal, les photographies doivent correspondre aux épreuves exécutées soit par l’artiste, soit sous son contrôle ou sous celui de ses ayants droit, et doivent être signées par l’artiste ou authentifiées par lui-même ou ses ayants droit.
C’est pourquoi une réflexion se mit alors en place, non sans quelques réticences et compromis (la limite du nombre d’exemplaires diminuant de soixante en 1987 à trente en 1991), afin d’aboutir en France à une véritable consécration, actée par le décret du 23 décembre 1991. Celui-ci vise, au sein de la liste des œuvres d’art originales, au sens de la TVA, les photographies. Au niveau européen, cela s’opère dans le cadre de la septième directive communautaire sur la TVA du 14 février 1994. Afin d’être qualifiées d’œuvres d’art au sens du droit fiscal, les photographies doivent correspondre aux épreuves exécutées soit par l’artiste, soit sous son contrôle ou sous celui de ses ayants droit, et doivent être signées par l’artiste ou authentifiées par lui-même ou ses ayants droit. Enfin, ces tirages doivent être numérotés dans la limite de trente exemplaires, tous formats et supports confondus. Quant aux tirages posthumes, pareille qualité doit être mentionnée au dos du tirage de façon lisible et s’ils ne peuvent être considérés comme des œuvres d’art, ils peuvent néanmoins être qualifiés d’objets de collection ou d’antiquité. Le 2 juillet 2003, une instruction fiscale apportait de nouvelles précisions afin de réserver expressément un tel statut aux uniques photographies d’art. Ainsi, seules les photographies témoignant d’une « intention créatrice manifeste » étaient concernées, ce qui est une référence manifeste au droit d’auteur, sous réserve qu’elles présentent un « intérêt pour tout public », traçant ici une frontière entre photographie artistique et photographie vernaculaire, comme les photographies de famille ou de cérémonie. L’auteur de la photographie devait enfin prouver son statut professionnel, c’est-à-dire par l’exposition de ses œuvres dans des lieux culturels, des Foires, Salons ou galeries. Ce dernier élément ne renvoyait plus à l’œuvre, mais au statut professionnel de son auteur.
Mais cette patiente construction s’est effondrée récemment, aux termes d’une décision du 2 décembre 2019 du Conseil d’État. La haute juridiction, suivant l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 5 septembre 2019, consacre l’application du taux réduit de TVA à des portraits et des photographies de mariage et ce, quand bien même de telles réalisations ne relèveraient pas d’une création qualifiable d’artistique. L’indifférence de la destination ou de la nature d’une réalisation photographique est désormais acceptée, renversant le cadre construit depuis près de trente ans. Cette uniformisation épouse celle à l’œuvre au sein du droit d’auteur depuis 1985, marqué par l’indifférence du genre ou du mérite dans la reconnaissance de la protection. Cette uniformisation répond aussi à une évolution de segments porteurs du marché, tels ceux des photographies d’amateurs et d’anonymes, soutenus en France par la galerie Lumière des roses (Montreuil), des photographies documentaires ou encore des photographies astronomiques.
Une construction marchande et juridique des typologies de tirages
L’émergence d’un circuit marchand et institutionnel (galeries, ventes aux enchères spécialisées, institutions dédiées au médium, etc.) prenant appui sur les considérations partagées avec la doctrine fiscale – la rareté et l’unicité – a permis la consécration de distinctions fondamentales au sein des tirages photographiques. Non codifiées, ces distinctions n’en demeurent pas moins partagées par tous les acteurs et s’imposent ainsi, en tant qu’usages, à l’occasion de la rédaction des notices et cartels, bien qu’il soit parfois délicat de comprendre la portée de certaines indications libellées par des marchands, pourtant soumis à un devoir d’information vis-à-vis de leur clientèle. Ainsi, un vintage s’apprécie nécessairement comme un tirage contemporain à la prise de vue, exécuté par le photographe ou sous son contrôle direct. Quant au tirage original, celui-ci fait référence à l’exemplaire réalisé à partir du négatif original, mais qui peut avoir été tiré postérieurement par le photographe ou sous son contrôle. Le retirage, quant à lui, est effectué après le décès de l’auteur, depuis le négatif original. Enfin, un contretype est obtenu à partir d’une épreuve photographique rephotographiée. Cette hiérarchie est parfois malmenée avec l’intrusion sur le marché de tirages de presse ou de tirages d’essai. Une seule et même image peut ainsi donner lieu à de nombreux exemplaires, dont la valeur marchande est fixée à l’aune des modalités de création et de la qualité d’original ou de reproduction.
Toutefois, la qualité d’original, à laquelle sont attachés le bénéfice d’une TVA à taux réduit et celui du droit de suite, impose bien en France que l’image ne soit pas tirée à plus de trente exemplaires tous formats confondus et toutes qualités confondues, les épreuves d’artiste étant ainsi incluses dans le plafond de numérotation. Il n’en est pas de même, par exemple, aux États-Unis. Ainsi, la loi de l’État de New York sur les arts et les affaires culturelles précise que la mention d’une édition limitée n’emporte de conséquences qu’au moment de sa réalisation et non sur de futurs tirages aux propriétés différentes. L’article 11 de cette loi définit la notion d’édition limitée comme « des œuvres d’art tirées à partir d’un original, représentant toutes la même image et portant des numéros, ou toute autre marque indiquant la production limitée de celle-ci, à un nombre maximum déclaré de multiples. » Quant à l’article 15, il précise que la numérotation portée sur les exemplaires « constitue une garantie expresse qu’aucun autre tirage de la même image n’a été réalisé », avec toutefois une tolérance de vingt exemplaires ou de 20% de tirages supplémentaires. Néanmoins, le marché semble avoir pris ici le relais du droit en incitant bien souvent les photographes travaillant des deux côtés de l’Atlantique à limiter leurs tirages en deçà de la numérotation européenne.