Le mercredi 18 mars 2020, en fin de journée, je me suis adressé à l’ensemble du personnel de la National Gallery, réuni sur l’escalier en mosaïque, avant que chacun ne range son uniforme au vestiaire. Nous avons dû fermer le musée en raison de la pandémie de coronavirus, mais nous ne savions pas pour combien de temps. J’étais reconnaissant pour leur implication et j’avais très hâte de les revoir. Nous nous sommes quittés sous des applaudissements spontanés.
Une année de succès à la National Gallery a été soudainement interrompue. L’exposition rêvée de la série des Poésies de Titien, dont le projet même semblait impossible encore quelques mois plus tôt, a été cruellement écourtée ; les expositions « Artemisia » et « Raphaël » reportées ; les portes du musée ont été fermées et tout le personnel a été renvoyé chez lui. Des dizaines de peintures de la National Gallery se sont retrouvées piégées dans des expositions en cours dans des musées du monde entier, qui ont également dû fermer dans des délais très courts. En l’espace de cinq jours, un confinement national a été mis en place.
UNE ANNÉE DE SUCCÈS À LA NATIONAL GALLERY AÉTÉ SOUDAINEMENT INTERROMPUE
Immédiatement après, nous avons tous été, cinq personnes de ma famille et moi-même, infectés par le virus les uns après les autres. Fort heureusement, cela s’est résumé par devoir passer quelques jours au lit. Pour ma part, j’ai perdu l’odorat et je me suis retrouvé dans l’incapacité de savourer l’arôme de mon café le matin pendant quelques semaines, en plus d’une fatigue durable qui s’est avérée plus difficile à surmonter. Pour deux de mes anciens collègues du Prado, à Madrid (où j’ai travaillé jusqu’en 2015), qui avaient le même âge que moi – le milieu de la cinquantaine –, le Covid-19 s’est avéré fatal.
À la National Gallery, nous nous sommes rapidement métamorphosés en musée en ligne et nous avons développé notre offre numérique. En avril, un grand nombre de visiteurs de notre site Internet ont cliqué sur le parcours virtuel dans les salles de la National Gallery. Ils voulaient être dans le bâtiment, devant les œuvres. Et c’est là que je voulais être moi aussi, au lieu de rester confiné chez moi. J’ai réfléchi à cette question : qu’est-ce que la National Gallery si vous ne pouvez ni la visiter ni voir les œuvres de ses collections ?
Même pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que les tableaux étaient cachés pour être préservés dans les entrailles de la terre au Pays de Galles, les portes du musée sont restées ouvertes pour des concerts à midi en semaine, organisés par la pianiste Myra Hess à la demande du directeur, Kenneth Clark, et pas un seul jour n’a manqué à l’appel. La National Gallery était perçue comme un phare pour les valeurs culturelles communes de la société. Kenneth Clark a rappelé que lors du concert inaugural, lorsque les premières notes de l’Appassionata de Beethoven ont retenti, « ce fut la certitude que toutes nos souffrances n’étaient pas vaines. »
Ce moment est marquant dans la mythologie de la National Gallery et j’ai senti qu’il nous incombait d’assumer la lourde responsabilité de restituer « les tableaux de la nation à la nation », comme nous l’avons dit, dès que possible. Il est devenu encore plus évident pour moi que les œuvres dont nous avons hérité des générations précédentes possèdent une dimension universelle, sont d’une immense importance culturelle et d’une beauté esthétique douloureuse. C’est un devoir presque sacré de protéger et de partager nos collections, et de veiller à les transmettre en héritage aux générations futures.
MÊME PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE, LES PORTES DU MUSÉE SONT RESTÉES OUVERTES POUR DES CONCERTS À MIDI
J’ai visité la National Gallery à nouveau pour la première fois au début du mois de mai et en franchissant le seuil donnant sur Trafalgar Square, aussi désert qu’un De Chirico, j’ai été submergé par l’émotion. J’ai été attiré d’abord par le Diptyque de Wilton, qui, dans la pénombre de l’aile Sainsbury, avec ses panneaux travaillés à la feuille d’or et scintillants, ressemblait à une lanterne qui aurait brillé six siècles durant, jusqu’à ce jour. Puis par Le bon Samaritain de Jacopo Bassano, qui m’a évoqué les actes extraordinaires de service désintéressé et de solidarité dont nous avons tous été témoins pendant la pandémie. À une époque d’incertitude si importante, les musées offrent un sentiment de continuité, entre un temps révolu et celui qui viendra ; ils inspirent réconfort, engagement et une certaine certitude que nous pouvons traverser la crise. Le musée a rouvert le 8 juillet dans un soupir collectif de joie et de soulagement, accueillant de nouvelles expositions, une salle Julia et Hans Rausing spectaculairement rénovée et des parcours de visite très appréciés des visiteurs.
NOUS AVONS PERDU ENVIRON 85 % DE NOS VISITEURS ET LES PRÉVISIONS SUGGÈRENT QUE NOUS NE REVIENDRONS PAS AVANT 2024 AUX NIVEAUX DE FRÉQUENTATION PRÉCÉDENTS
Pour les musées, l’avenir est incertain. Nous avons perdu environ 85 % de nos visiteurs et les prévisions suggèrent que nous ne reviendrons pas avant 2024 aux niveaux de fréquentation qui ont précédé la crise sanitaire. Comme de nombreux musées à travers l’Europe, nous sommes contraints aujourd’hui à une nouvelle fermeture, et notre modèle financier a été durement mis à mal. Mais nous travaillons en étroite collaboration avec le gouvernement britannique et les uns avec les autres pour trouver une porte de sortie et gérer cette pandémie. Nous deviendrons plus perspicaces et plus sélectifs quant à l’emploi de nos ressources humaines, intellectuelles et financières. Nous serons tous plus responsables socialement et encore plus conscients de notre responsabilité à devoir agir de manière mesurée et réfléchie. Il y aura une solidarité encore plus grande dans le secteur muséal dans ce pays et à l’international. J’ai hâte d’ouvrir à nouveau les portes pour accueillir le public dans nos expositions « Artemisia » et « Titien ». Et donner à voir le Diptyque de Wilton, qui lui appartient, ainsi qu’aux générations futures.