L’une des différences par rapport à la dernière crise de 2009 est que cette fois, ceux qui étaient riches avant la pandémie le sont toujours. Cela signifie-t-il que nous pouvons nous attendre à un retour à la normale rapide ?
Cette fois, la crise n’a pas détruit de grosses fortunes, du moins pas jusqu’à présent. Chaque crise a ses gagnants et ses perdants, et les gagnants deviennent les faiseurs de tendance qui définiront l’évolution du marché au cours de la prochaine période. Nous n’avons pas aujourd’hui l’insécurité financière que nous avions la dernière fois, où les gens disaient : « J’adorerais acheter cela, mais je ne sais pas si je peux me le permettre parce que je n’ai pas une vue d’ensemble de mes investissements. » En 2009, les collectionneurs étaient inquiets de leur propre situation financière, ce qui n’est pas le cas maintenant.
« LA CRISE N’A PAS DÉTRUIT DE GROSSES FORTUNES »
Mais la crise a été dévastatrice pour les galeries d’art. Qui est le plus touché ?
Les galeries de taille moyenne sont en danger parce qu’elles ont des frais de fonctionnement élevés, sans être suffisamment rentable pour disposer de réserves financières solides. Ceux qui doivent payer des loyers élevés en plein centre-ville seront les plus menacés. En ce qui concerne les petites galeries, il y aura toujours des jeunes entrepreneurs énergiques qui travailleront par amour de ce métier. Leur rôle est extrêmement important car nous en avons besoin pour trouver les artistes qui seront ensuite acquis par les institutions et qui apparaîtront plus tard sur le second marché. Mais le fossé entre les grandes galeries et les plus modestes, que nous avions commencé à voir avant la crise, s’est encore creusé.
Dans votre livre, vous parlez d’une concentration croissante du pouvoir du marché de l’art entre les mains d’acteurs mondiaux. En même temps, vous observez une régionalisation croissante en raison de la pandémie. Comment ces deux tendances apparemment contradictoires coexistent-elles ?
Nous le constatons également dans d’autres secteurs. Si vous voulez acheter des produits de luxe, vous optez soit pour le régional et le local où vous connaissez les gens, le lieu de production et le savoir-faire, soit pour une marque mondiale. Il existe cinq ou six méga galeries, et derrière, un nombre incroyable de petites entreprises locales. Les gens passeront plus de temps auprès de leur communauté d’origine et regarderont autour d’eux : les musées locaux, les galeries, les artistes.
La pandémie a également affecté la confiance des consommateurs. Cela pourrait-il avoir un effet plus durable ?
Une grande partie des acquisitions d’œuvres d’art est liée au plaisir. Mais les gens ont acheté beaucoup de pièces coûteuses en ligne parce qu’ils ne pouvaient pas se déplacer. C’est vrai pour le marché de l’art, mais aussi pour les ustensiles de cuisine ou les bijoux.
« LES GENS ONTACHETÉ BEAUCOUP DE PIÈCES COÛTEUSES EN LIGNE PARCE QU’ILS NE POUVAIENT PAS SE DÉPLACER »
Vous dites dans votre livre que le secteur de l’art sous-estimait autrefois considérablement la volonté des collectionneurs d’acheter en ligne. Pouvez-vous nous expliquer comment la pandémie a révélé cette erreur de jugement ?
Avant la crise, les gens se disaient : « oh non, dans mon domaine de collection, personne ne veut acheter en ligne, les gens veulent voir les pièces en vrai. » C’est un point de vue condescendant de l’élite occidentale des grandes métropoles. Mais si vous vivez, disons à Wuhan [Chine], vous n’allez pas prendre l’avion pour aller acheter quelque part une pièce coûtant 20 000 dollars. Il peut suffire de la regarder une fois que vous l’aurez reçue chez vous. Si vous achetez en ligne, vous bénéficiez d’une garantie vous permettant de la retourner. Le marché de l’art numérique connaîtra le même essor que le secteur du luxe. Il y a vingt ans, les gens disaient qu’il fallait voir un sac à main de luxe avant de l’acheter. Désormais, tous ces produits se vendent deux fois plus en ligne qu’en magasin. Nous avons été obligés d’être davantage présents en ligne, car personne ne savait combien de temps durerait le confinement. Certains propriétaires d’œuvres ont déclaré qu’ils ne voulaient pas vendre en ligne et ont décidé de garder les pièces et d’attendre de voir ce qui se passerait l’année d’après. Mais d’autres avaient besoin de vendre, peut-être parce qu’ils devaient par exemple payer des droits de succession. Ainsi, de plus en plus d’œuvres de prix élevé se sont retrouvées en vente en ligne uniquement. Et les prix moyens ont donc augmenté. Ce qui a convaincu davantage de vendeurs de mettre des lots en ligne. Nous avons connu une spirale ascendante.
« TOUT COMME LE SECTEUR FINANCIER A PESÉ SUR LES VENTES DEPUIS 2001, LE SECTEUR TECHNOLOGIQUE DÉFINIRA LE MARCHÉ APRÈS 2020 »
Quelle sera la part ensuite de ce qui restera en ligne et de ce qui retournera en vente dans le monde réel ?
Cela dépend de deux choses. La première est la peur de rater quelque chose. Une certaine dimension sociale du monde de l’art reviendra, et dans deux, trois ou cinq ans, les gens seront très heureux d’aller à nouveau visiter une foire. Les gens adorent voir des œuvres d’art, et c’est ce qui motive le fait de collectionner. Mais si vous voulez découvrir de nouveaux artistes, la vitesse joue un rôle et les gens peuvent s’en tenir à l’achat en ligne, car cela représente un avantage concurrentiel.
Il s’agit également de savoir qui sera la prochaine génération d’acheteurs. Lorsque j’ai commencé chez Christie’s, beaucoup de gens envoyaient des offres écrites, il n’y avait que quelques enchérisseurs au téléphone. Lorsque des personnes qui ont grandi avec un accès facile à Internet arriveront sur le marché, elles le changeront. Le marché de l’art reflète toujours le monde de la finance – New York, Londres, Paris dans une moindre mesure. Mais les gens ne sont plus seulement à New York et à Londres.
Qui sont les gagnants de cette crise ? Les entreprises technologiques ont énormément profité du confinement.
Tout comme le secteur financier a pesé sur les ventes depuis 2001, le secteur technologique définira le marché après 2020, et nous le voyons déjà. Quand on constate que Dana Schutz et Andy Warhol ont atteint le même prix, comme chez Christie’s récemment à Hongkong, c’est un bon début.