Le livre que vous publiez à l’occasion des 40 ans de la galerie commence avec Dotremont et une référence au fait qu’il faut savoir inventer de nouvelles règles…
Chantal Crousel : Pour mieux les contourner ! Si on reste dans les règles, on n’avance pas, sur le plan créatif.
C’est Man Ray qui vous a mis le pied à l’étrier ?
C.C. : Absolument. Ce fut un coup de foudre. Je suis tombée sur l’une de ses œuvres dans une galerie avenue Louise à Bruxelles, dont la responsable m’a expliqué qui il était. Je suis reparti avec, en me disant : « c’est ça que je veux faire comme métier ». J’avais une vingtaine d’années. Quand j’ai eu la possibilité de venir à Paris avec mon époux suédois, je me suis inscrit à l’Icart pour obtenir une licence par correspondance depuis Bruxelles, avec les deux dernières années en France. C’est là que j’ai choisi le thème de mon mémoire, sur CoBrA, dont les acteurs étaient encore vivants et à proximité. D’où Dotremont comme mentor et directeur de mémoire, quelqu’un de formidable.
« SI ON RESTE DANS LES RÈGLES, ON N’AVANCE PAS, SUR LE PLAN CRÉATIF»
Pontus Hultén a aussi joué un grand rôle…
C.C. : Oui, nous étions très proches. Avec mon fiancé suédois, nous allions à Stockholm, au Moderna Museet, dirigé par Pontus Hultén. Ce dernier était en réalité très latin, généreux et festif. Ma première rencontre avec lui s’est passée par hasard à Paris dans un restaurant des Halles qui allaient être détruites. Sur le papier d’emballage d’un sucre, j’ai demandé si c’était bien lui et fais passer le message ; il me l’a renvoyé… C’est en jouant que nous avons ainsi fait connaissance. Il était à Paris pour se préparer à son poste de premier directeur du futur Centre Pompidou. C’est lui notamment qui avait réservé une œuvre d’Alighiero Boetti pour Pompidou dans l’exposition que j’ai consacrée à l’artiste, la première à Paris. Un autre responsable du Centre a annulé cet achat, jugeant l’œuvre trop pop ! À l’époque, ça ne valait pas le cinquantième d’aujourd’hui. Boetti était alors plus connu en Belgique, où l’arte povera était plus suivi.
Le galeriste Alexandre Iolas a aussi beaucoup compté…
C.C. : C’est lui qui m’a initié au fonctionnement d’une galerie. Il était exubérant, caractériel, mais aussi génial. Il avait des relations très proches avec ses artistes, mais ne tenait pas en place et se rendait d’une de ses galeries à une autre. Sa directrice à Paris, Bénédicte Pesle, était formidable, elle s’occupait aussi du American Center à Paris, et de sa programmation américaine exceptionnelle. Chez Iolas, j’étais dans la cave, à côté des racks de peintres surréalistes, Brauner, Max Ernst, Niki de Saint Phalle ou le Suédois Öyvind Fahlström. J’ai dû attendre six mois avant de monter au rez-de-chaussée où j’étais enfin en contact avec les visiteurs, et écrivais les communiqués. C’est là que j’ai appris le plus.
Vous vous êtes associée à trois personnes avant de travailler en solo…
C.C. : Oui, si on compte la galerie La dérive avec Jacques Blazy qui montrait de l’art précolombien, puis Ghislaine Hussenot et enfin Ninon Robelin, une dame remarquable qui a apporté un groupe d’artistes qui m’intéressait beaucoup et restait dans une certaine famille artistique.
Justement, qu’est-ce qui définirait la famille artistique de la galerie ?
Niklas Svennung : Elle est représentative de nos parcours géographiques à nous deux, témoigne du partage de vocabulaires étrangers, au-delà des frontières. En outre, souvent, nos artistes évoluent en réaction à des médiums ou à des conventions.
C.C. : Tout comme nous, qui ne sommes pas Français d’origine, presque tous nos artistes sont des voyageurs. Le père du Thaïlandais Rirkrit Tiravanija étant diplomate, il est né en Argentine mais nous l’avons rencontré à New York. Haegue Yang a vécu entre Séoul et l’Allemagne. Anri Sala a étudié en Albanie et en France – au Fresnoy, où d’ailleurs beaucoup de nos artistes sont passés. La première exposition de Gabriel Orozco a suivi un séjour de six mois à Madrid pour quitter son milieu de Mexico, grandir en se déplaçant et en s’immergeant dans d’autres cultures.
«TOUT COMME NOUS, PRESQUE TOUS NOS ARTISTES SONT DES VOYAGEURS »
N’avez-vous jamais eu le désir d’ouvrir un lieu pérenne ailleurs qu’à Paris ?
N.S. : Nous sommes toujours arrivés à la conclusion que c’est d’ici que nous aimions définir un programme. Ensuite, le programme et la nationalité des artistes font que nous participons à leur carrière hors de France. Nous avons une directrice à Pékin et des consultants aux États-Unis, sans pour autant y avoir d’espace physique. Nous ne ressentons pas le besoin de dupliquer un modèle qui fonctionne et qui est international déjà par sa programmation et sa clientèle.
Niklas, à quel moment avez-vous pu apporter votre touche à la galerie ?
N.S. : En 2000, je suis revenu de New York où j’assistais des artistes et où j’ai travaillé chez David Zwirner et Gladstone. Vers 2005, j’ai eu envie d’apporter à la galerie des artistes plus américains, tels Seth Price, Reena Spaulings, Wade Guyton, qui œuvrent en particulier autour de l’apport de la technologie, revisitant de façon conceptuelle ce que les générations précédentes ont déjà validé. Puis, ce fut Oscar Tuazon dont j’aimais le rapport à l’art minimal et au land art. Puis sont venus Danh Vo, David Douard ou récemment Mimosa Echard. Dominique Gonzalez-Foerster vient aussi de nous rejoindre. Un retour en arrière qui montre que ce n’est pas une question de génération mais de dialogue intergénérationnel. Que cette variété d’artistes puisse s’asseoir à une même table et échanger.
C.C. : Avec le temps, des constellations se mettent en place, ce qui n’aurait pu toujours se faire auparavant.
« DOMINIQUE GONZALEZ-FOERSTER VIENT DE NOUS REJOINDRE. UN RETOUR EN ARRIÈRE QUI MONTRE QUE CE C’EST UNE QUESTION DE DIALOGUE INTERGÉNÉRATIONNEL »
Comment fait-on quand l’on dirige une galerie pour traverser cette période actuelle de pandémie sans déplacements et sans foires ?
N.S. : Toutes les galeries cherchent à conserver les contacts avec leur réseau local de collectionneurs. Autant c’est important d’apporter des œuvres d’artistes lointains, autant la galerie doit être capable de maintenir le lien avec des artistes dans un contexte plus local. C’est pourquoi la prochaine exposition portera sur le travail d’Abraham Cruzvillegas, certes Mexicain mais qui depuis deux ans enseigne aux Beaux-Arts de Paris. La suivante, en mars, sera celle de Mimosa Echard, une nouvelle artiste qui vient de rentrer, également Parisienne.
C.C. : Le confinement a permis de renforcer les liens, les appels avec les collectionneurs connaissant la galerie. Ils sont ravis de continuer le contact par téléphone ou Zoom, parler des artistes, le monde entier étant dans la même situation.
N.S. : Développer le contenu en ligne, le fluidifier, nous a permis de réaliser des ventes par ce biais, même si ce n’est pas le même enthousiasme que de voir les œuvres en réel et échanger en direct. C’est une situation qui ne peut pas durer.
Qu’est-ce qui va selon vous ressortir de cette crise inédite ?
C.C. : Chacun va réfléchir à deux fois avant de s’engager dans des déplacements, vérifier qu’ils sont indispensables. Les relations humaines seront plus précieuses, ce qui amènera probablement à être plus sélectif. Autant pour nous que pour les artistes restés confinés dans leurs ateliers ou leurs lieux de vie, parfois coupés de leur outil de travail, c’est une période de réflexion, de remise en question.
Le système tournait en surchauffe ces dernières années avec trop de foires…
N. S. : La situation va lentement se rééquilibrer et toutes les foires ne vont pas reprendre d’un coup. Il y a aura des transformations en profondeur.
C.C. : Les galeristes vont sans doute exiger plus de considération de la part des organisateurs de foires, qui ne pourront pas faire comme si rien ne s’était passé. Entre galeries, nous nous interrogeons sur l’agressivité des organisateurs à maintenir absolument leurs foires, à nous faire piétiner sans conditions claires. Nous n’avons pas vraiment les mêmes préoccupations, ni économiques ni artistiques. Combien de jeunes galeries dans des pays en plein développement artistiques pourront se permettre d’exposer à une foire ? Or, ce sont elles qui représentent une partie du vivier des artistes de demain…
« LA PANDÉMIE A ALLÉGÉ LA PRESSION SUR LES ARTISTES POUR QU'ILS PRODUISENT POUR LES FOIRES »
N.S. : Toutefois, j’entends de jeunes amis galeristes qui assurent avoir bien travaillé cette année, par le seul fait de ne pas avoir fait de foires et se retrouvent pour une fois bénéficiaires, sans être étranglés financièrement. Les petites structures ont sans doute plus de flexibilité. Donc l’impact de cette crise est variable, alors que des méga galeries ne savent plus comment écouler leurs stocks ou maintenir les prix demandés.
C.C. : Dans le contexte de pandémie mondiale, les collectionneurs se demandent sans doute plus que d’habitude ce que l’art peut leur apporter. Les discussions avec les amateurs venant à la galerie sont plus riches qu’en temps normal, avec un plaisir plus grand de se retrouver depuis le Covid-19. Les gens ont besoin de se plonger dans l’art, qui peut les aider.
Peut-on dire qu’un retour vers les galeries est en train de s’opérer ?
N.S. : En 2019, il existait déjà un ras-le-bol des foires. De moins en moins de collectionneurs prenaient l’avion pour s’y rendre. Ce qui émerge sur les foires vient d’abord de ce qui est réalisé en galerie, de ce travail de fond fait par les artistes pour les expositions.
C.C. : Il y avait une pression sur les artistes pour qu’ils produisent pour les foires. La pandémie a allégé cette pression, leur a permis de respirer, de prendre du recul, de réfléchir.
N.S. : Même si hélas ils ont subi les reports d’expositions institutionnelles avec une quinzaine de décalages pour nos artistes, au Centre Pompidou, à Toronto, à Rome…
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Abraham Cruzvillegas, « La Señora de Las Nueces » ; « Rhé » (Abraham Cruzvillegas, Jean-Luc Moulène, Melik Ohanian), du 23 janvier au 27 février, Galerie Chantal Crousel, 10, rue Charlot, 75003 Paris. À lire : Jure-moi de jouer, Is-Land Édition, conception graphique Dune Lunel Studio, 710 pages, 65 euros.