Une bannière en vinyle de près de 60 mètres de long s’étend, en trois parties, sur la façade du Queens Museum, à New York. Le message, écrit par l’artiste américaine Mierle Laderman Ukeles, est simple : « Dear Service Worker, “Thank you for keeping NYC alive!” for –> forever…» Elle y remercie chaque travailleur essentiel qui maintient la ville de New York en vie. L’emplacement de l’œuvre est stratégique, car le musée, situé dans le quartier du Queens, est à proximité immédiate d’une des voies rapides de la ville, la Grand Central Parkway, qui relie le Queens au Bronx, en passant par l’aéroport de La Guardia. Plus d’une centaine de milliers de voitures passent ainsi chaque jour devant. Il est également crucial que ce soit le Queens Museum qui s’empare de cette déclaration, puisque ce quartier de New York a été l’un des plus touchés par la première vague de Covid-19, au printemps 2020, concentrant plus du tiers des décès de la ville dus à la pandémie.
À 15 kilomètres à l’ouest, à Times Square, au cœur du Midtown de Manhattan, le même message est projeté sur un très grand écran. Même si, en novembre 2020, la place n’est plus que l’ombre d’elle-même, bien loin des 300 000 personnes qui y passaient chaque jour avant la crise sanitaire, Times Square et ses écrans publicitaires préservent pour beaucoup l’idée du cœur battant de la ville. Enfin, c’est dans le métro que le troisième volet de l’œuvre de Mierle Laderman Ukeles se déploie. Les voyageurs y retrouvent le même message de remerciement sur plus de 2000 écrans dans les galeries souterraines de la MTA (Metropolitan Transportation Authority). Si le taux d’utilisation du métro new-yorkais ces jours-ci reste très faible – avec une baisse de près de 70% de sa fréquentation par rapport à 2019 –, le message s’adresse directement aux personnes auxquelles il est dédié : celles et ceux qui ne peuvent pas se poser la question, qui doivent prendre les transports en commun chaque jour pour se rendre à leur travail.
Art et entretien
Des guillemets encadrent la section centrale du message (“Thank you for keeping NYC alive!”), car cette phrase est extraite d’une œuvre antérieure de Laderman Ukeles. Elle provient d’une performance menée par l’artiste sur près d’une année, entre juillet 1979 et juin 1980, pendant laquelle elle est allée à la rencontre des 8 500 employés des services de propreté de la ville de New York pour leur serrer la main et les remercier, un à un, de leur travail, par cette phrase. À l’époque, dans une ville en pleine crise fiscale, au bord de la banqueroute, les infrastructures publiques se dégradaient dramatiquement. Pour Laderman Ukeles, seul le travail obstiné des éboueurs et balayeurs permettait alors à la ville de continuer à vivre : il lui importait donc de le rendre visible et de le reconnaître pleinement. Intitulée Touch Sanitation, l’œuvre appliquait aux cinq quartiers de la ville les principes du « Maintenance Art », annoncés dix ans auparavant par l’artiste dans son Manifesto for Maintenance Art (1969).
Pour Laderman Ukeles, seul le travail obstiné des éboueurs et balayeurs permettait alors à la ville de continuer à vivre.
Dans ce manifeste, Mierle Laderman Ukeles appelle de ses vœux une exposition au titre annonciateur, « CARE », qui devait montrer l’action d’entretien comme pratique artistique. Elle y écrit : « L’art d’avant-garde, qui revendique la création unique, est infecté par les idées d’entretien, les activités d’entretien et les matériaux d’entretien. L’art conceptuel et l’art processuel, en particulier, revendiquent changement et création pure, tout en utilisant presque exclusivement des processus de maintenance. “CARE” se concentrera sur l’entretien pur, l’exposera en tant qu’art contemporain et offrira, par opposition totale, une clarté sur ces questions. » Pour ce faire, Laderman Ukeles a cherché à entrelacer trois cercles de maintenance : un personnel (en particulier familial, celui des tâches domestiques), un cercle au cœur de la société (infirmières, enseignants, postiers…) et, enfin, celui qui est indispensable pour préserver la planète. Ainsi, « CARE » devait entre autres inclure dans son exécution un processus de dépollution et de recyclage sur le lieu même de l’exposition.
La performance malgré l’isolement
Entretien, soin, maintenance : c’est par son expérience personnelle d’artiste et de mère que Laderman Ukeles a abordé les enjeux de ce travail invisible. Après la naissance de son premier enfant en 1968, elle est directement confrontée au préjudice vécu par les artistes femmes qui doivent composer entre carrière, impératifs maternels et tâches domestiques : « Je me suis rendu compte alors que Jackson Pollock n’avait pas à se soucier de changer les couches. » Elle fait à l’époque partie de réseaux d’artistes conceptuels du Downtown new-yorkais et, lorsque la théoricienne Lucy Lippard l’invite à participer à l’exposition itinérante « c.7,500 » (1973-1974), Laderman Ukeles met pour la première fois en action son manifeste. À chaque nouvelle présentation de l’exposition, elle choisit de performer en tant qu’œuvres d’art des actions humbles d’entretien comme, par exemple, brosser les marches du Wadsworth Atheneum Museum of Art à Hartford, dans le Connecticut (1973). Quelques années plus tard, l’artiste américaine intègre les services de propreté de la ville, en devient « artiste en résidence » officielle en 1977 (ce qui est toujours le cas) et déploie ainsi ses thèses à l’échelle de toute une ville.
En 2020, néanmoins, alors que l’isolement s’impose dans le contexte de la crise sanitaire, il était impossible de reprendre le principe de contact physique essentiel à Touch Sanitation. « C’était la chose la plus aliénante qui soit », affirme Laderman Ukeles, ajoutant : « Je me devais de parler directement aux gens, comme ce que j’ai fait dans mon travail pendant des décennies. » Ainsi, l’artiste, à plus de 80 ans et tandis que le rituel d’applaudissement des personnels de santé s’est interrompu, reprend le flambeau par ses bannières aux dimensions colossales. Ces messages disséminés à travers la ville nous rappellent que, si le virus reste difficile à voir, il ravage toujours profondément les États-Unis et requiert un travail invisible d’entretien quotidien pour que nous puissions continuer à vivre.