Un nouvel ouvrage sur la vie et l’œuvre de l’artiste américano-canadien Philip Guston, signé par sa fille Musa Mayer, paraît alors que le report d’une rétrospective consacrée à ses œuvres a suscité la polémique à la fin de l’année dernière. Le livre retrace la période s’étendant de l’époque où Guston était muraliste et travaillait pour le Federal Art Project financé par le gouvernement américain dans les années 1930 jusqu’à son retour à la figuration dans les années 1960. Il s’agit du moment où il réintroduit des hommes cagoulés membres du Ku Klux Klan dans ses peintures – celles-là mêmes qui ont été au centre de la polémique l’année dernière. Une sélection de rares photographies représentant l’artiste et plus de 120 images de ses peintures et dessins accompagnent l’analyse par Musa Mayer des innovations artistiques de son père.
« UNE INTRODUCTION ABORDABLE ET CONCISE À SA VIE ET À SON ŒUVRE »
Pourquoi votre livre est-il important d’un point de vue de la recherche ?
Contrairement à la monographie définitive de Robert Storr, Philip Guston : A Life Spent Painting (2020), qui est exhaustivement documentée, mon petit volume se veut une introduction abordable et concise à la vie et à l’œuvre de Philip Guston. Le texte est court, bien que précis, et réunit un grand nombre d’images de haute qualité. Il s’adresse à un public curieux qui ne connaît pas la vie et l’œuvre de l’artiste, bien qu’il ait pu voir des reproductions de ses peintures ou dessins, surtout récemment avec l’intense polémique sur les personnages cagoulés de 1968-1970 et le report de sa rétrospective [« Philip Guston Now »]. L’objectif est de retracer la vie entière de Guston, ainsi que les cinquante années durant lesquelles il a développé son œuvre.
Qu’est-ce qui a été le plus stimulant et satisfaisant en revisitant l’œuvre et la vie de votre père ?
Au cours des cinq dernières années, depuis que j’ai cessé de défendre les droits des femmes atteintes du cancer du sein, je me suis concentrée exclusivement sur la Fondation Guston, et plus récemment sur le lancement de notre site Internet et de notre catalogue raisonné sur PhilipGuston. org. En outre, j’ai organisé plusieurs expositions pour la galerie Hauser & Wirth, édité un livre salué par la critique, intitulé Philip Guston’s Nixon Drawings: 1971 and 1975, et rédigé un essai pour le catalogue de l’exposition « Resilience : Philip Guston in 1971» [chez Hauser & Wirth à Los Angeles]. Avec le personnel de notre fondation, j’ai également participé intensément à la préparation du livre de Robert Storr, qui a nécessité des années de travail. Il est juste de dire, cependant, que la confrontation la plus stimulante avec la vie et l’œuvre de mon père est intervenue des années plus tôt, lorsque, jeune femme inscrite au programme d’écriture en MFA (Master of Fine Arts) à la Columbia University School of the Arts, à New York, j’ai travaillé sur mon mémoire, intitulé Night Studio, publié pour la première fois en 1988, et republié en 2016 dans une édition entièrement illustrée.
Ainsi, j’étais déjà totalement immergée dans l’œuvre et la vie de mon père lorsque j’ai commencé ce livre d’introduction à son œuvre. Mais, choisir les œuvres à reproduire et leur mise en page, ainsi que rédiger des commentaires sur sa vie et son œuvre en un court texte en trois parties a constitué un véritable défi pour un auteur tenu à la concision tout en restant fidèle à la richesse et à la diversité de l’œuvre.
Les premières œuvres figuratives telles que Bombardment (1937) sont peu connues. Existe-t-il beaucoup de documentation sur ces premières pièces ?
La plupart des gens ne connaissent pas les premières œuvres de mon père, en particulier ses peintures murales. Il reste encore beaucoup de travail d’archives à faire pour documenter correctement ces œuvres. Certaines sont malheureusement perdues, sans peu ou pas d’informations, mais Bombardment, présentée dernièrement dans l’exposition « Vida Americana : Mexican Muralists Remake American Art » au Whitney Museum of American Art, à New York, est bien connue et documentée. La Fondation Guston a l’intention d’aider à la restauration de la grande fresque murale de Morelia [The Inquisition, 1935]. Notre site Internet contient davantage d’informations sur ces premières œuvres.
« LES PERSONNAGES CAGOULÉS OFFRENT UNE VISION SANS FARD DE LA BANALITÉ DU MAL »
La carrière de Guston est marquée par des ruptures et des réinventions. Est-il juste de dire que le principal tournant de sa carrière s’est produit à la fin des années 1940, avec le passage à l’abstraction (comme on peut le voir dans The Tormentors, 1947), puis à la fin des années 1960, lorsque frustré, il a ressenti le besoin de dépeindre le monde contemporain et est revenu à la figuration ?
Oui, c’est une description juste de sa carrière, bien que personnellement je considère que ces changements relèvent d’une évolution plus que de réinventions à part entière. Je crois que la grande puissance de son œuvre tardive n’aurait pas été possible sans son profond engagement dans le processus de la peinture elle-même, acquis entre 1950 et 1965 alors qu’il explorait l’abstraction. Son retour à la figuration est né d’un besoin intense, comme il le disait, de « raconter des histoires », de ne pas se sentir limité par les contraintes de l’abstraction, de « peindre le monde comme s’il n’avait jamais été vu auparavant, pour la première fois ».
Que pensez-vous de la décision de reporter la rétrospective « Philip Guston Now » à la National Gallery of Art de Washington et dans trois autres musées ? Vous avez déclaré en septembre dernier : « Le danger n’est pas de regarder l’œuvre de Philip Guston, mais de détourner le regard ». Êtes-vous toujours de cet avis ?
La terreur et la douleur du racisme et de l’intolérance ont été l’un des premiers sujets de l’œuvre de Guston, comme le montre clairement mon livre. Je sais que je ne suis pas la seule à penser que les personnages cagoulés de ses œuvres tardives impliquent un autre type de jugement, qu’ils offrent une vision sans fard de la banalité du mal, un besoin de voir la complicité blanche en face. Ces œuvres ont suscité la controverse lorsqu’elles ont été présentées pour la première fois il y a cinquante ans; elles la suscitent encore aujourd’hui, et je pense qu’elles demeurent profondément pertinentes.
Le travail préparatoire si magnifiquement réalisé par les divers auteurs du catalogue Philip Guston Now est en quelque sorte gâché tant que les peintures elles-mêmes ne sont pas visibles. La décision de reporter la rétrospective a permis d’éviter un dialogue difficile mais nécessaire, apparemment fondé sur la conviction des directeurs de musée que ces peintures seraient inévitablement mal comprises et perçues comme racistes. Je suis d’accord avec les nombreux journalistes et personnes qui ont écrit que le mouvement actuel pour la justice sociale rend l’œuvre de Guston à nouveau pleine de sens et offre de nouvelles possibilités de dialogue.
Cela dit, je suis heureuse que les musées aient reporté la rétrospective en 2022 et 2023. Compte tenu de l’avenir de plus en plus incertain, je garde l’espoir que « Philip Guston Now » se tiendra toujours sous la forme d’une grande rétrospective et que le public aura l’occasion d’apprécier Guston pour autre chose qu’une décision malencontreuse, issue d’un malentendu concernant ses peintures sur le Ku Klux Klan. J’espère que mon livre d’introduction à son œuvre contribuera également à atteindre cet objectif.
--
Musa Mayer, Philip Guston, Laurence King Publishing, en anglais, 120 pages, 15,50 euros