Il y a près de vingt ans, le journaliste Eric Gibson écrivait un article sur le musée Guggenheim, intitulé « The enronification of a museum near you ». Nous avons repensé à cet article en nous penchant sur le cas du musée du Louvre, et en nous demandant si sa situation actuelle ne justifierait pas désormais l’appréciation suivante : « The instagramization of a museum near you. »
Bien évidemment, les équipes du Louvre réalisent beaucoup de choses positives. Mais le musée n’est pas à l’abri d’un certain nombre d’affaires : le décrochage d’œuvres pour laisser la place à une boutique à proximité de la Joconde; un partenariat longtemps controversé avec le Louvre Abu Dhabi; le non-respect du planning des fermetures de salles; une dégradation de la qualité de l’offre proposée par la librairie du musée; le manque de débats contradictoires au sein du centre de recherche du musée du Louvre; l’interdiction de travailler intimée aux salariés de l’institution pendant le premier confinement; des acquisitions discutables; une procédure pour atteinte au droit moral de l’artiste Cy Twombly(1). Nous avons choisi quant à nous de nous concentrer sur quelques points qui semblent mériter de retenir l’attention.
NOMBRE DE PROBLÈMES ONT ÉMERGÉ CES DERNIÈRES ANNÉES
La réputation de ce musée national est légitimement forte dans le monde, en raison de la qualité exceptionnelle de ses collections, présentées dans un ancien palais des rois de France, et de l’excellence de ses personnels, choisis parmi les meilleurs dans leurs domaines respectifs.
Pourtant, au-delà de cette séduisante façade, nombre de problèmes ont émergé ces dernières années, qui ne sont certes pas tous dus à l’actuel président de l’institution, Jean-Luc Martinez. Mais ce dernier, loin de les avoir résolus, pourrait en avoir fait surgir de nouveaux, ce qui pose la question de la façon dont est dirigé le Louvre.
S’agissant du leadership que devrait exercer son président, en tant que responsable de l’un des plus grands musées au monde, on pense au mot de la journaliste Lee Rosenbaum appliqué à l’ancien directeur du Metropolitan Museum of Art de New York, Thomas P. Campbell. Répondant à l’observation de ce dernier, indiquant que le Met était encore en phase d’apprentissage (« the Met is still learning »), elle indiquait que selon elle « sept ans devraient suffire à la phase d’apprentissage de tout directeur. » Ne pourrait-on pas en dire autant de l’actuel président-directeur du Louvre, nommé en 2013, qui aspire à une prochaine reconduction de son mandat, en avril, alors que sa performance à sa tête peut soulever des interrogations ?
LORSQU’IL PREND LA TÊTE DU LOUVRE, JEAN-LUC MARTINEZ N’A JAMAIS DIRIGÉ UN MUSÉE DE SA VIE
Ainsi, selon le fondateur de la Tribune de l’art Didier Rykner, « il s’agit d’une période noire dans l’histoire du Louvre ». Cette appréciation – qui peut sembler sévère – fait ici l’objet d’un examen argumenté. Lorsqu’il prend la tête du Louvre, à la suite de la décision inattendue d’Henri Loyrette de ne pas solliciter une reconduction de son mandat, Jean-Luc Martinez n’a jamais dirigé un musée de sa vie – tout comme Thomas P. Campbell du reste.
Archéologue et enseignant, il était jusqu’alors à la tête du département des antiquités grecques et romaines du Louvre. Pourtant, l’établissement bénéficie d’un budget annuel de 250 millions d’euros, il accueillait 10 millions de visiteurs avant la pandémie, et il compte quelque 2000 salariés. À moins de disposer d’adjoints de haut niveau et d’une équipe administrative très expérimentée, la tâche s’annonçait particulièrement ardue pour un archéologue spécialiste de la Grèce antique. Or, adepte du micromanagement (il souhaite relire lui-même les 38 000 cartels du musée), Jean-Luc Martinez délègue peu, peine à s’entourer de professionnels expérimentés et ne gouverne guère de façon collégiale. Pour autant, il ne tergiverse pas : « Je me définis clairement comme un manager ». En plus de ses responsabilités, il trouve le temps d’assurer le commissariat d’expositions présentées dans la « Petite galerie », un espace dont on ne sait toujours pas s’il s’adresse aux enfants, au jeune public, aux familles ou à tout un chacun.
Les premières déclarations de Jean-Luc Martinez annonçaient un style de direction très différent de celui de son prédécesseur Henri Loyrette, un patron à poigne adepte des solutions radicales, qui avait quant à lui dirigé précédemment le musée d’Orsay, un grand établissement aux problématiques managériales peu différentes de celles du musée du Louvre : autonomie administrative; forte fréquentation; niveau élevé des ressources propres et du mécénat; attractivité touristique occasionnant des problèmes en termes d’accueil; organisation de grandes expositions.
L’ÉTABLISSEMENT BÉNÉFICIE D’UN BUDGET ANNUEL DE 250 MILLIONS D’EUROS ET COMPTE QUELQUE 2 000 SALARIÉS
Il indiquait alors vouloir mettre fin aux expositions « blockbusters », aux manifestations liées à l’art contemporain (en écourtant le mandat de la conservatrice chargée de ce domaine) et aux grands événements liés à des personnalités reconnues du monde de l’art et de la culture (Toni Morrison, Anselm Kiefer, Pierre Boulez, Umberto Eco, Patrice Chéreau, Jean-Marie G. Le Clézio), qui témoignaient d’une certaine ambition intellectuelle.
L’accent devait désormais être mis sur les collections permanentes, la mission éducative, la démocratisation, et l’accueil des publics de proximité. À ce titre, il déclarait en 2014 au Pèlerin: « Je veux mettre la médiation et l’accueil du public à la première place ». Incontestablement, des expositions telles que « François Ier et les Flandres » (2017-2018) ont été des réussites. Mais celle consacrée à « Vermeer » (2017) – peu convaincante sur le plan scientifique – s’accompagna d’un chaos en termes d’accueil des visiteurs, conduisant de surcroît au « sacrifice » de l’importante exposition Valentin de Boulogne, imprudemment présentée en parallèle. Nombre de visiteurs ignoraient que l’entrée à l’exposition « Vermeer » donnait également droit à celle de « Valentin »; d’autres y renoncèrent, compte tenu du parcours du combattant que représentait l’accès à l’exposition « Vermeer », ou bien tout simplement faute de temps ou en raison de la fatigue.
Quant à l’exposition « Léonard de Vinci » (2019-2020), elle ne parvient à réunir que sept peintures non issues des collections du Louvre, elle échoue à faire venir le controversé Salvator Mundi – malgré les liens du Louvre avec Abu Dhabi, qui détient possiblement l’œuvre – et elle s’accompagne d’un appareil critique ésotérique pour nombre de visiteurs. S’agissant du dispositif d’immersion numérique proposé à la fin de l’exposition, dépourvu de réel contenu pédagogique, il semble tenir du gadget; sans compter que quelques casques de réalité virtuelle seulement étaient disponibles (et non accessibles aux enfants), alors que l’exposition revendique avoir accueilli un million de visiteurs. Surtout, à rebours des engagements initiaux, il semble que tout ait été fait pour en faire un événement médiatique, destiné à accueillir le plus grand nombre possible de visiteurs, soulevant par là même la question du respect des normes de sécurité.
Plusieurs autres dossiers soulèvent des interrogations. Ainsi du déplacement de l’essentiel des réserves du musée à 200 kilomètres de Paris, à proximité du musée du Louvre-Lens : une incongruité sur le plan scientifique (privant les conservateurs de la proximité des œuvres au quotidien), sur le plan de la recherche (occasionnant des dépenses importantes de la part des chercheurs du monde entier) et sur le plan écologique (avec un bilan carbone qui interroge); sans compter qu’aucun dispositif de visite n’est prévu pour le grand public, ce qui ne manquera pas de susciter localement une certaine frustration. Alors même que Jean-Luc Martinez assume la présidence du conseil d’administration de l’antenne du Louvre dans cette ancienne cité minière du nord de la France, tout laisse à penser que le Louvre-Lens peine à répondre aux espoirs placés en lui à son origine : à savoir, participer au développement de ce territoire sinistré sur le plan économique et contribuer à la démocratisation de l’accès à l’art et à la culture.
L’UNE DES POLITIQUES DE MARQUE LES PLUS AGRESSIVES PARMI LES MUSÉES COMPARABLES À L’ÉCHELLE INTERNATIONALE
Ayant déclaré vouloir mettre à distance la question du mécénat (en limogeant son responsable dès sa prise de fonction), Jean-Luc Martinez paraît avoir ensuite développé l’une des politiques de marque les plus agressives parmi les musées comparables à l’échelle internationale. Quant à la finalité de cette politique, malgré les déclarations laissant entrevoir un souci de s’adresser à un large public pour lui faire découvrir le musée, elle est franchement assumée par le directeur des relations extérieures du Louvre, qui déclare qu’elle est avant tout financière: « L’objectif est financier et c’est un axe de développement souhaité par les tutelles », a déclaré Adel Ziane en février au Monde.
DES « COUPS » QUI GARANTIRONT LA PRÉSENCE DU MUSÉE DANS LES MÉDIAS
Quel problème cela soulève-t-il, pourrait-on dire ?
D’une part, pour justifier ces partenariats avec des marques commerciales (Alibaba, Officine Universelle Buly, DS Automobiles, Homecore, Lego, Off-White, Swatch, etc.), le Louvre affirme qu’il « partage les mêmes valeurs ». Pourtant, quoi de commun entre les valeurs d’excellence artistique et de diffusion de l’art auprès du plus large public et celles que revendiquent les marques de grande consommation (Uniqlo, Airbnb…) ou les firmes de luxe (Dior, Cartier, l’hôtel Meurice, le Ritz ou encore LVMH) ? Si les valeurs du Louvre sont celles de géants du luxe ou de constructeurs automobiles proposant des séries limitées telles que la DS 7 Crossback Louvre, vendue entre 54 000 et 67 300 euros, cela soulève des questions sur l’ambition initiale d’un musée ouvert à tous.
D’autre part, ces partenariats ne résultent pas d’un besoin criant de financement, car le Louvre bénéfice de ressources financières très élevées (même pendant la pandémie), provenant en particulier de l’accord signé avec le Louvre Abu Dhabi; soit – notamment – 400 millions d’euros pour l’utilisation de son nom pendant une durée de trente ans. En témoigne également la frénésie de dépenses engagées actuellement par le musée, en plein dans une pandémie qui le prive pourtant d’importantes rentrées d’argent.
Rappelons du reste que la présentation des sacs Louis Vuitton griffés Jeff Koons s’est effectuée dans les salles du musée du Louvre. Pourtant, nombre d’observateurs jugent ces créations kitsch, voire dégradantes pour les œuvres d’art que Koons a choisi de détourner. Aujourd’hui, l’idée que le Louvre apparaît comme une institution prête à toute opération commerciale ou de communication capable de servir les entreprises désireuses de s’approprier une partie de son aura, de son image et de sa notoriété ne semble pas totalement infondée.
D’ailleurs, au Louvre, ce ne sont plus les conservateurs (et encore moins les éducateurs), ou bien même les administratifs qui sont aux commandes, mais bien les spécialistes de la communication et des marques, à la recherche de « coups » qui garantiront – ne serait-ce que de façon éphémère – la présence du musée dans les médias et les réseaux sociaux. Pour les 20 ans de la célèbre Pyramide du Louvre, le musée a ainsi commandé au photographe JR une installation éphémère qui s’est dégradée très rapidement, mais a offert un support de communication sans égal vis-à-vis des médias du monde entier (en particulier Instagram, réseau sur lequel le Louvre compte plus de 4 millions d’abonnés).
Quant à la focalisation sur la Joconde, toute caricaturale qu’elle paraisse, elle semble traduire la place apparemment secondaire des très riches collections du musée, dès lors que le but est d’attirer le maximum de touristes internationaux; à savoir ceux dont le pouvoir d’achat est élevé, qui iront consommer dans les boutiques et les restaurants, et qui procureront des statistiques flatteuses à présenter aux tutelles de l’institution.
SI LES VALEURS DU LOUVRE SONT CELLES DE GÉANTS DU LUXE, CELA SOULÈVE DES QUESTIONS SUR L’AMBITION INITIALE D’UN MUSÉE OUVERT À TOUS
Alors même que le Louvre était bien placé pour comprendre le risque d’une dépendance excessive à l’égard des flux touristiques internationaux – ayant perdu deux millions de visiteurs à la suite des attentats terroristes de 2015 à Paris, il voit son modèle économique à nouveau fragilisé par l’impact de l’actuelle pandémie.
Ceci pourrait ainsi conduire au résultat inverse de celui qu’affirme poursuivre Jean-Luc Martinez: un éloignement progressif du public de proximité, lassé par des hausses tarifaires à répétition, la dégradation des conditions de visite et l’insistance sur les grands événements, au détriment d’une politique d’interprétation en profondeur des collections. Mentionnons du reste l’efficacité relative du coûteux espace d’interprétation de l’histoire du musée du Louvre, signalé par la plupart des observateurs, alors que dans le même temps l’interprétation du palais, qui pourrait susciter l’intérêt de nombreux visiteurs, paraît quant à elle laissée en jachère.
Le musée du Louvre déclare œuvrer à la démocratisation de l’accès à l’art, aux musées et à la culture. Mais, il refuse de divulguer les statistiques relatives au profil socio-économique de ses visiteurs, laissant craindre en réalité, comme évoqué par un récent rapport du ministère de la Culture sur les pratiques culturelles des Français, un phénomène d’« élitisation » du profil des publics du Louvre, dont les causes sont vraisemblablement les suivantes : augmentation des tarifs (de 100% en 15 ans), faiblesse des politiques de médiation et d’interprétation des collections, suppression des « dimanches gratuits », focalisation sur les clientèles internationales, dégradation des conditions de visite.
LE BUT EST D’ATTIRER LE MAXIMUM DE TOURISTES INTERNATIONAUX
Ce refus de communication concernant la part des publics populaires au sein de la fréquentation du Louvre semble être le reflet d’un manque plus général de transparence sur les activités de cette institution publique. Ce dont témoigne également le rapport distancié que le musée entretient parfois avec la véracité des faits, ayant admis que l’argumentation développée pour justifier le remplacement des dimanches gratuits par des nocturnes le samedi (qui attirent par définition un nombre de visiteurs plus limité) reposait sur des affirmations inexactes. En effet, ayant écrit que les dimanches gratuits attiraient 16% d’ouvriers, le musée reconnaît à présent que ce chiffre concerne à la fois les ouvriers et les employés, mais il n’a pas pour autant supprimé cette fausse affirmation du communiqué de presse figurant sur son site Internet(2).
Au total, on peut déplorer que le Louvre – qui se revendique « le plus grand musée du monde » – rayonne moins désormais pour l’excellence de sa programmation artistique et de sa recherche savante, ou grâce à la qualité de sa politique éducative et de démocratisation, qu’à travers une succession de coups médiatiques et le dévoiement de sa mission civique, en se mettant au service des grandes entreprises, principalement issues du secteur du luxe.
En définitive, l’intérêt de Jean-Luc Martinez pour la « monétisation » des actifs culturels et artistiques du Louvre ne risque-t-il pas de porter atteinte à son prestige et à sa réputation ?
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Jean-Michel Tobelem, docteur en sciences de gestion (HDR), est professeur associé à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur du Nouvel âge des musées (Armand Colin, 1re édition 2005). Son blog est consacré à la gestion des institutions culturelles.
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1. Autrefois qualifié de « maison des artistes », le Louvre avait essayé il y a quelques années de faire payer l’entrée aux artistes, avant de devoir y renoncer du fait de l’ampleur des protestations.
2. Dans son communiqué de presse du 5 janvier 2019, le Louvre affirme qu’« Il y a 16% d’ouvriers les dimanches gratuits contre 18% les dimanches payants et 14% les autres jours ».