Maintenant que Rosiers sous les arbres (1905), le seul tableau de Gustav Klimt conservé dans un musée national français, doit être restitué par le musée d’Orsay, à Paris, aux héritiers de ses propriétaires juifs viennois spoliés par les nazis, les regards se tournent vers un autre paysage de l’artiste qui se trouverait en France : Pommier II (1916), rendu à la mauvaise famille il y a 20 ans après avoir été confondu avec Rosiers sous les arbres, et désormais détenu par le milliardaire Bernard Arnault.
Pommier II appartenait à Elisabeth Bachofen-Echt, la fille d’Erich et Serena Lederer, issus d’une famille de distillateurs juifs, avant l’annexion de l’Autriche par les nazis en 1938. De nombreux tableaux des Lederer ont été saisis et des œuvres majeures de Klimt ont été détruites en 1945, y compris vraisemblablement un autre paysage arboricole, Pommier d’or (1903), lorsque les troupes allemandes en retraite ont mis le feu au Schloss Immendorf, où étaient conservées les œuvres pillées.
Après l’Anschluss, Pommier II a été récupéré par Gustav Ucicky, cinéaste officiel du IIIe Reich et fils illégitime de Gustav Klimt. On ignore toujours comment ce dernier a pu se l’approprier, mais le tableau est entré dans la collection du musée du Belvédère, à Vienne, après sa mort en 1961.
En 2001, malgré les réticences d’au moins un chercheur, le Belvédère a remis Pommier II aux héritiers de Nora Stiasny, assassinée au camp de la mort de Belzec en 1942 avec sa mère Amalie Zuckerkandl, dont le portrait resté inachevé a été peint par Klimt en 1917. Le tableau a ensuite été vendu par l’intermédiaire de la galeriste Daniella Luxembourg au collectionneur français Bernard Arnault, actionnaire majoritaire et président-directeur général du groupe de luxe LVMH. Classé par le magazine Forbes troisième homme le plus riche du monde, ce dernier l’a acquis pour environ 20 millions de dollars (16,5 millions d’euros).
Bien que les autorités autrichiennes aient depuis reconnu s’être trompées, les héritiers Lederer affirment que le gouvernement du pays n’est plus intervenu, malgré l’objectif officiel d’une « reinen Tisch », soit de parvenir à règlement des litiges concernant les revendications de propriété. Peu après l’annonce par la France, le mois dernier, de sa décision de restituer Rosiers sous les arbres, un communiqué de presse publié par le ministère autrichien de la Culture a évoqué la décision erronée de remettre Pommier II à cette même famille. « Le tableau remis aux héritiers de Nora Stiasny en novembre 2001 [Pommier II] pourrait être une œuvre de la collection Lederer, a ainsi déclaré le ministère. Cependant, aucune preuve n’a pu être apportée à ce sujet, pas plus qu’à l’hypothèse d’une spoliation liée aux persécutions nazies. »
Pourtant, les preuves de la propriété des Lederer existent depuis des années. « Je les considère comme convaincantes à 100 % – je ne les remets pas en question », déclare Sophie Lillie, spécialiste de la recherche de provenance. Elle est l’auteure d’un livre sur les spoliations de biens juifs par les nazis (Was einmal war. What once was, publié en 2008) ainsi que d’un ouvrage sur la Frise Beethoven du palais de la Sécession, à Vienne, au sujet de laquelle Erich Lederer a conclu un accord à contrecœur avec l’Autriche en 1972.
LE TABLEAU A ÉTÉ VENDU PAR L’INTERMÉDIAIRE DE LA GALERISTE DANIELLA LUXEMBOURG AU COLLECTIONNEUR FRANÇAIS BERNARD ARNAULT
La famille Lederer est aujourd’hui toujours confrontée à d’énormes obstacles pour récupérer Pommier II ou recevoir une quelconque compensation pour celui-ci. Le tableau pourrait se trouver aujourd’hui en France. Les héritiers Stiasny, qui l’ont vendu, sont installés en Suède. L’avocat Alfred Noll, qui a représenté le défunt héritier Viktor Hofmann, pour la restitution des deux œuvres de Klimt, a écrit dans un courriel que « Pommier II a été restitué aux héritiers de Nora Stiasny par le propriétaire légitime de l’époque en vertu de la loi autrichienne, la République fédérale d’Autriche. » De plus amples informations, nous a-t-il précisé, peuvent être trouvées dans le communiqué de presse officiel autrichien sur la restitution de Rosiers sous les arbres.
La loi autrichienne sur les restitutions, promulguée en 1998 et modifiée en 2009, prévoit des décisions discrétionnaires de restitution de pièces sur la base de l’examen de dossiers de recherche. Les œuvres sont restituées aux héritiers des victimes à titre de « cadeaux » de l’État autrichien. La loi n’autorise aucune poursuite de la part des victimes, aucune compensation en espèces et aucun appel.
Le seul héritier Lederer qui accepte aujourd’hui de parler à la presse, Ralf Jacobs, évoque un contrat, mentionné dans un article de 2017 sur le litige publié dans le quotidien autrichien Kurier, qui cite Viktor Hofmann disant : « Je m’engage, également au nom de mes successeurs légaux, à restituer au [Belvédère] le tableau Apfelbaum (Pommier) de Gustav Klimt qui m’a été remis, s’il s’avère que le tableau qui m’a été restitué n’est en vérité pas le tableau qui était à l’époque la propriété de Madame Eleonore (Nora) Stiasny.» Mais l’avocat de Viktor Hofmann affirme qu’en réalité, un tel contrat n’existe pas.
« LES EFFORTS DE RESTITUTION DE CES DEUX DERNIÈRES DÉCENNIES ONT ÉTÉ MOTIVÉS PAR LE DÉSIR DE CORRIGER CERTAINES DES ERREURS COMMISES PENDANT LA PÉRIODE DE L’APRÈS-GUERRE »
Alors que Vienne s’apprête à célébrer le retour de Rosiers sous les arbres, le cas non encore résolu de Pommier II ne risque pas d’être oublié. « Les efforts de restitution de ces deux dernières décennies ont été motivés par le désir de corriger certaines des erreurs commises pendant la période de l’après-guerre, explique l’avocat américain Eric Randol Schoenberg, qui a gagné et perdu des batailles pour des tableaux de Klimt spoliés par les nazis, récupérant notamment un portrait d’Adele Bloch-Bauer pour sa nièce Maria Altmann. Et pourtant, les acteurs actuels semblent incapables de reconnaître et de corriger leurs propres erreurs, compromettant ainsi l’objectif affiché d’une ''reinen Tisch''. »