Dans votre enfance à Beyrouth, la question de la création était-elle très présente ?
J'ai vécu à Beyrouth les vingt premières années de ma vie, dont dix ans de guerre. J'ai eu la chance d'être sensibilisée très tôt aux arts et à la « culture » au sens large. Dans la famille, nous aimions particulièrement les tableaux de peintres libanais comme Georges Cyr, Shafic Abboud ou Farid Aouad, et il y avait les livres évidemment. Mon père était un grand mélomane. Dans les années 1960 il a fait construire une maison par un de ses amis architectes, Henri Eddé. C'est une belle architecture en béton brut, parfaitement orientée et inscrite dans le paysage, où la limite entre le dehors et le dedans se confond sans cesse - on ne la distingue pas quand on arrive de la route. Elle a sans doute beaucoup compté pour moi, inconsciemment. À aucun moment je n'ai décidé de devenir architecte, cela s'est fait naturellement.
À l’École spéciale d’architecture à Paris, vous avez fait plusieurs rencontres décisives, dont celle de Paul Virilio. Quelle vision de l’architecture vous a-t-il transmise ?
C'est une vision tout court, au-delà de l’architecture, sur le processus de création, l’esprit critique et l’imaginaire, le fait de rêver un projet et, surtout, de le penser avant de le dessiner. Il nous a ouvert les yeux et l’esprit. Plutôt qu’une architecture, il nous a transmis une architecture de la pensée.
À cette époque, j’ai aussi rencontré Richard Peduzzi, avec qui j’ai collaboré sur un opéra de Richard Wagner, Tristan et Isolde. Et Bernard Tschumi, qui travaillait alors sur le projet du parc de La Villette, a également été un professeur formidable, car il reliait l’architecture, la littérature et le cinéma. Un jour, il nous a demandé d’imaginer un projet à partir d’une nouvelle d’Edgar Poe, un bâtiment ancien et un bâtiment contemporain. J’ai choisi la bibliothèque Sainte-Geneviève, à Paris, et le Carpenter Center for Visual Arts deLe Corbusier, à Cambridge – j’adore les bibliothèques. Cela peut paraître totalement abstrait, mais c'est aussi très concret. L'architecture, c'est une expérience...
Vous avez rencontré une autre figure essentielle pour vous: Jean Nouvel...
Cela a été fulgurant. Nous devions concevoir un projet sur l'écriture architecturale. Il est arrivé en nous disant : « Vous allez prendre une dent creuse dans Paris, et y dessiner une maison avec deux étages, un escalier... » Il nous décrivait tout, mais la question se situait au-delà de l'espace. Alors que les autres étudiants avaient produit des projets de détails de construction, j'ai rendu quelques pages sur la question du non-lieu, en évoquant le poème en prose Anywhere out of the world : « Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme. » Charles Baudelaire m'accompagne tout le temps. J'ai dessiné un espace avec des mots, un espace dans lequel on ne fait pas automatiquement de la cuisine dans la cuisine, où on ne dort pas forcément dans la chambre. C'est une évolution, une déformation des usages et des envies par rapport à ce pour quoi ils sont pensés à l'origine. Quand je pense à un projet, je me dis qu'il faut qu'il rese à l'état de question. Par exemple, je fais tout pour que le bâtiment que je suis en train de construire à Marseille ne soit pas une tour. C'est un travail sur la forme et la matérialité, qui doit pouvoir rester ambigüe jusqu'au bout.
Vous avez travaillé avec Jean Nouvel sur de nombreux projets. Comment collabore-t-on avec lui?
Alors que j'étais encore étudiante, il m'a dit qu'il me recruterait dans son agence. Ce qui est formidable avec lui, c'est que ce n'est jamais deux fois la même chose : c'est l'école du contextualisme en architecture, qu'il a si bien décrite dans le Manifeste de Louisiana [2005]. Lorsqu'une question est posée, on analyse d'abord les contraintes, le lieu, la culture, l'économie... Jean Nouvel aime dire qu'il réfléchit dans son lit le matin, dans un état de rêve éveillé. Puis viennent les premiers échanges. Cela commence par un croquis avec des mots très précis, dont on se nourrit tout au long du projet jusqu'au chantier et à la réalisation, au moment où on doit prendre des décisions très vite. Ses premiers mots sont essentiels: il a la force incroyable de tout dire dès le début. Je compare ce mode de fonctionnement avec l'orchestration : Jean Nouvel compose une partition précise, et nous l'interprétons. Mais il ne disparaît pas pour autant, il accompagne l'écriture dans son élaboration.
J'ai eu la chance de construire partout dans le monde - aux États-Unis, en Australie, en Corée du Sud, en Europe, dans les pays arabes -, à des échelles diverses, jusqu'au projet réalisé du One New Change à Londres.
Qu'est-ce qui vous a décidé à créer votre agence?
Je voulais aller au bout d'une réalisation construite, ça a été le cas pour ce bâtiment à Londres, après vingt ans de collaboration. Le projet du Louvre Abu Dhabi est arrivé à ce moment-là, nous avons convenu d'un commun accord que je le développerai de manière autonome, dans ma propre structure, en partenariat avec lui. Par ailleurs, j'avais toujours pensé: à 50 ans, j'arrête l'architecture... Je me souviens de Jean Nouvel qui m'avait dit, quand je suis arrivée dans son agence en 1991 : « À 50 ans, je fêterai mon anniversaire dans la Tour sans fins*1. » Je rêvais d'être pianiste — aujourd'hui, je me suis remise à jouer de la flûte. Le Louvre Abu Dhabi tombait très bien : le projet commençait en 2006 pour une ouverture prévue en 2015. Mais il a été décalé, et je suis toujours en train de faire de l'architecture !
Quelle différence faites-vous entre ces collaborations et vos propres projets?
Cela n'a rien à voir, bien que la démarche contextualiste soit la même. Par exemple, le Louvre Abu Dhabi a été conçu par Jean Nouvel, et le Beirut Museum of Art par moi. J'ai déroulé le projet du musée à Beyrouth en tenant compte de la spécificité de son contexte urbain et environnemental. Il s'agit de créer du sens et du sensible - ce que Jean Nouvel évoque en conclusion de son Manifeste. Tout est dit dans cette promesse.
Comment définissez-vous votre écriture?
Je ne pense pas avoir de style ni d'écriture, il n'y a aucune intention préalable. Chaque architecture appelle son propre langage en lien avec son contexte et les éléments qui l'entourent et le caractérisent - le vent, la poussière, la lumière... Je m'inspire et me nourris souvent d'autres disciplines, en particulier la poésie et la musique.
Et vous, de quelle façon élaborez-vous vos propres projets ?
En nageant! Tous les matins entre 7 h et 8 h. À Paris, la mer est ce qui me manque le plus. Avant de commencer, je mets une question dans ma tête, d'un simple sujet administratif aux idées d'architecture qui peuvent émerger ou comme le puits et le campanile pour le Beirut Museum of Art...
Par exemple, comment est née la tour Mirabeau à Marseille?
À Marseille, la question d'architecture était particulièrement complexe et périlleuse par son contexte, avec d'un côté la tour de Zaha Hadid et, de l'autre, celle de Jean Nouvel ! Que peut-on faire dans un tel site ? C'est une grande responsabilité. J'ai plutôt choisi de faire un bâtiment qui ne serait pas une tour et qui s'inscrirait de manière naturelle dans l'univers portuaire : des silos, un phare... J'ai voulu dialoguer avec l'écume et la lumière. Et j'ai écouté beaucoup de fugues de Bach, ces voix qui se croisent, qui sont chaque fois différentes et se répondent dans une harmonie parfaite. Cela a commencé ainsi: une série de volumes qui se sont nourris des contraintes techniques, auxquelles j'ai ajouté des règles sensibles comme le rythme des verres, la vibration des matières...
Dans quel esprit choisissez-vous vos collaborateurs ?
« Collaborateurs » : ce mot ne convient pas, tant ils sont essentiels. J'ai un complice de toujours, Jean-François Bourdet, que j'ai rencontré sur le projet de la Tour sans fins chez Jean Nouvel. Il est parti peu après pour travailler à son compte, mais nous ne nous sommes pas vraiment quittés. Plusieurs projets sur lesquels j'ai travaillé en dehors de l'agence Nouvel, alors que j'étais moi-même indépendante, ont été menés avec Jean-François Bourdet. Quand le Louvre Abu Dhabi s'est présenté, il est le premier à qui j'ai demandé s'il serait partant pour le faire avec moi. Nous nous sommes entourés de personnes que nous connaissions, un ensemble de rencontres. C'est une équipe formidable.
Vous dessinez beaucoup?
Je dessine à la main, mais seulement quelques croquis qui résument ma pensée. Je souffle plutôt des idées, de façon souvent incomplète, car j'aime laisser aller les gens, et me nourrir de ce qui ressort de leurs propositions, dans un vrai aller-retour.
Travailler pour une institution et pour des individus, est-ce la même chose?
Que ce soit une collectivité ou un individu, le lien entre l'architecte et le client est fondamental pour la réussite du bâtiment.
Vous avez construit plusieurs lieux destinés à montrer des œuvres: musées, galeries, espaces d'exposition. Quelle conception singulière de l'espace et du temps cette relation à l'œuvre implique-t-elle?
La question de la relation d'une personne avec une œuvre d'art et de l'œuvre avec l'architecture me semble très importante. C'était le sujet du Beirut Museum of Art, et c'est celui du pavillon à Venise. Partir d'une collection ou d'une œuvre influence forcément la conception d'un bâtiment, mais cela peut aussi être le cas pour un rocher ou un arbre. Les œuvres devraient appartenir à l'architecture, comme c'était le cas à la Renaissance. Dans un musée, c'est naturel, mais cela devrait être de même dans n'importe quel bâtiment. Et quand je parle de l'espace, je pourrais en dire autant sur le temps. La profondeur de l'espace et celle du temps se retrouvent. Il faut provoquer une possibilité d'oubli. On ressent parfois cela quand on entre dans un lieu spirituel. Quelque chose se passe et on ne sait plus où on est, en temps et en lieu.
Comment avez-vous travaillé avec Nan Goldin et Dove Allouche pour l'exposition «Visible/Invisible» au château de Versailles, en 2019? On avait presque l'impression d'une création à quatre mains.
Nan Goldin, je suis un peu rentrée dans sa tête... Nous avons eu de longues conversations. Elle avait développé l'idée d'une marche des femmes, je me suis plongée dans ce sujet. Et je connais son œuvre, sa façon d'aller toujours à l'envers des choses. Au début, les artistes devaient exposer dans le parc, chacun accompagné par un architecte. Finalement, l'exposition s'est tenue dans des lieux existants. Nan Goldin a insisté pour que je reste dans le projet, alors que les architectes qui accompagnaient les autres artistes à l'origine s'en étaient retirés. Elle souhaitait déjà explorer le réseau de canalisations souterraines, en suivant l'idée du labyrinthe. Au Petit Trianon, elle n'aimait rien, puis je lui ai proposé d'occuper un espace délaissé, et il y a eu un déclic - d'ailleurs, nous aimerions bien montrer à nouveau cette pièce. Pour Dove Allouche, cela n'avait peut-être l'air de rien, mais nous avons travaillé le dessin et la disposition des cimaises au millimètre près. Auparavant [en 2016], au Louvre Abu Dhabi, j'avais accompagné Jenny Holzer et Giuseppe Penone. Cela a également été très enrichissant.
Le Pavillon libanais pour la Biennale de Venise qui doit ouvrir fin mai, est-ce votre manifeste?
Oui, A Roof for Silence incarne et matérialise ma pensée architecturale. Cela a commencé par la rencontre avec l'œuvre d'Etel Adnan, dont je connais et apprécie depuis longtemps la poésie et la peinture. Nous avions beaucoup échangé à propos du Beirut Museum of Art, de la question du jardin et de l'art public. En janvier 2019, elle m'a montré un tondo avec un olivier, puis un deuxième... J'ai vu naître les seize toiles de cette œuvre, que j'aime qualifier de « poème-en-peinture ».
J'avais toujours rêvé d'une architecture qui serait pensée et conçue à partir d'une œuvre d'art, l'inverse de ce qui se fait en général. Le lendemain - dans la piscine ! -, j'ai imaginé un bâtiment octogonal dans lequel on pourrait entrer sans avoir à franchir de porte... Un lieu abstrait et sans limites, avec un toit en forme de coupole, un bâtiment utopique. Le concours pour le Pavillon libanais à la Biennale de Venise a été lancé à ce moment-là. On m'a incitée à me présenter. J'étais d'abord réticente, encore sonnée par l'épisode terrible du musée de Beyrouth [le projet de Hala Wardé, lauréat, a ensuite été évincé au profit d'un autre]. Puis je me suis engagée dans l'aventure avec ce projet.
Tout a donc commencé avec Etel Adnan?
Oui, au fil de mes conversations avec Etel Adnan, je lui ai dit que j'aimerais montrer ce projet au Liban dans un lieu public - Venise en serait la préfiguration. Nous avons découvert dans la montagne libanaise un ensemble d'oliviers millénaires, « The Sisters Olive Trees of Noah », dont la légende dit qu'ils seraient contemporains de l'arche de Noé. Coïncidence : Etel Adnan a peint seize tondo inspirés d'oliviers - qui devraient d'ailleurs bientôt entrer, par une donation, au musée d'Art moderne de Paris. J'ai alors demandé à Fouad Elkoury, qui est aussi un ami, de m'accompagner sur place pour y photographier ces arbres. Et l'histoire s'est mise en route : j'ai établi un lien avec les « antiformes » de Paul Virilio, qui appartiennent aujourd'hui à la collection du Centre Pompidou et que Bernard Blistène [directeur du musée national d'Art moderne] a bien voulu nous prêter pour la Biennale de Venise.
C'est une biennale d'architecture, je n'expose pas des artistes, je parle d'architecture, de la relation entre une personne et une œuvre, de la nécessité de l'art. Et de la question du vide et du silence.
Vous montrerez aussi un film. Comment est-il né ?
Il restait la question du mythe, que je souhaitais évoquer en images. Je travaillais avec Alain Fleischer sur un autre projet, et je l'ai embarqué avec moi dans l'aventure de Venise, qui l'a particulièrement enthousiasmée et inspirée. Le lendemain de l'annonce du projet lauréat au concours pour le Pavillon libanais, le 17 octobre 2019, a eu lieu au Liban un soulèvement populaire qui a tout fait basculer : nous nous sommes retrouvés dépourvus de moyens. Les organisateurs m'ont suggéré d'annuler, mais j'ai décidé de maintenir notre participation envers et contre tous. Alain Fleischer a mis à notre disposition les outils du Fresnoy*2, qui ont permis de produire ce film dans une économie de moyens. Il s'est rendu avec nous au Liban pour le tournage et a eu l'idée déterminante de filmer les oliviers la nuit, pour effacer le contexte autour des arbres. Nous avons programmé trois nuits de tournage. À notre grande surprise, une tempête de neige est survenue. Les conditions étaient très difficiles, mais nous avons des images d'une beauté remarquable. Au Liban - et dans ce film -, les quatre saisons existent vraiment. Une série de petits miracles a permis que ce projet aboutisse...
Enfin, je voulais enregistrer le creux des oliviers. J’ai demandé son avis à Giuseppe Penone, qui a fait une très belle œuvre sur la structure musicale des arbres, puis j’ai sollicité le collectif Soundwalk, avec lequel j’avais travaillé à Versailles.
Pourquoi avoir choisi ce lieu à Venise, les Magazzini del Sale?
Je reviens à mon approche contextuelle de l'architecture : il m'était très difficile d'imaginer ce projet dans la succession des salles de l'Arsenale, sans savoir ce qu'il y aurait avant et après. Nous avons alors trouvé ce lieu extraordinaire, dans le quartier du Dorsoduro, où la lumière est éblouissante. Le projet s'est adapté au lieu. J'ai eu la chance de pouvoir poser entre les œuvres ces seuils qui sont essentiels dans la composition architecturale. Et la dernière œuvre que j'expose, c'est le bâtiment lui-même... Tout ce travail s'est déroulé avant l'explosion sur le port de Beyrouth, le 4 août 2020. Ce projet est une boucle, je me suis fait rattraper par mon sujet. S’il avait été conçu après, je crois que j’aurais fait exactement la même chose, jusqu’à son titre, A Roof for Silence…
La pensée de Paul Virilio continue de vous accompagner...
En effet, le premier numéro de la revue Dromologie. Cahiers Paul Virilio - je fais partie de son comité éditorial - est sorti en mars. Il contient un chapitre sur le pavillon que je propose pour la Biennale d'architecture de Venise. Le prochain numéro sera consacré à l'accident, avec un projet à venir qui me stimule particulièrement : le musée de l'Accident, dont j'ai naturellement accepté d'être l'architecte. La première pierre a été immergée dans la rade de La Rochelle le 1er avril. Ce sera, évidemment, une remise en cause complète de la notion de musée.
*1 Projet de gratte-ciel à La Défense, finalement annulé.
*2 Le Fresnoy - Studio national des arts contemporains à Tourcoing, dirigé par Alain Fleischer.