En France, Anne Imhof est une artiste rare. L’architecte italienne Vittoria Matarrese, commissaire de l’exposition avec Emma Lavigne, présidente du Palais de Tokyo, l’avait invitée à participer au festival Do Disturb en 2015. De l’autre côté du parvis qui sépare les deux lieux, le musée d’Art moderne de Paris l’avait également conviée pour un concert, « Vape Music », à l’hiver 2020. Après « Sex », l’expo sition très remarquée de la Tate Modern, à Londres, en mars 2019, dans laquelle la performance avait une grande part, Anne Imhof a surtout été repérée à la Biennale de Venise, la même année : elle y occupait le Pavillon allemand avec Faust, à nouveau une performance mêlant ensemble d’objets et éléments de scénographie, et qui lui a valu le Lion d’or.
ÉNERGIE PRIMITIVE
Au Palais de Tokyo, le format de la carte blanche est toujours un défi majeur pour les artistes. « Je m’étais posé la question, en arrivant ici, de savoir s’il était raisonnable de poursuivre ce principe. Nous nous sommes rendu compte qu’il ne s’agissait pas forcément de montrer le maximum d’œuvres, mais d’autoriser un artiste à s’emparer du Palais, de son architecture, de son histoire, dans un format dans lequel tout est possible, mais un format beaucoup plus fragmenté que celui d’une œuvre d’art totale », explique Emma Lavigne. La crise sanitaire a conduit Anne Imhof à repenser entièrement son intervention, à s’éloigner de son champ d’action habituel pour se rapprocher des arts visuels. Et c’est peut-être ce degré supplémentaire de difficulté qui donne à l’exposition une intensité si remarquable.
L’accrochage montre d’abord le formidable sens de l’espace que l’artiste a su déployer, sa faculté à dessiner un véritable paysage entre ces murs où l’on retrouve l’esprit insufflé par les architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal au site de création contemporaine parisien, ouvert au début des années 2000. Le visiteur est accueilli par une scène posée sur les marches de l’escalier qui monte vers la mezzanine.
Puis il s’engage dans un couloir composé de plaques de verre récupérées sur un chantier, chemin artificiel qui n’a d’autre vertu que de créer un monde de reflets, de transparences, de fantômes, de graffitis, de contemplation et d’illusions, de réflexion sur la nature et sur les mondes industriels. À travers ces vitres, on devine des œuvres d’autres artistes, comme la vidéo d’Elaine Sturtevant montrant un chien qui court de toutes ses forces – ici à rebours de notre chemin –, des photographies de jeunes gens endormis près d’une rivière par Wolfgang Tillmans, et des œuvres d’Anne Imhof, peintures rayées de rage et d’énergie primitive. Ce couloir conduit à un espace vide, uniquement peuplé de chants diffusés par des haut-parleurs fixés sur un rail. Au loin, la vue d’un ciel à travers le hublot d’un avion, dans une vidéo de Trisha Donnelly. C’est la fin du prologue, tout est suggéré.
Ce qui se déplie par la suite, c’est le dialogue étroit qu’Anne Imhof entretient avec le dessin et avec la peinture : sa peinture, celle d’Eliza Douglas, sa compagne, et celle de plusieurs artistes qu’elle a invités, de Joan Mitchell à Cy Twombly, dont est montré le bouleversant Achilles Mourning the Death of Patrocles. La lumière des verrières crée des effets de transparence mordorée saisissants sur l’ensemble de tableaux de Sigmar Polke, Axial Age – exceptionnellement prêté par la Collection Pinault et exposé en France pour la première fois. La peinture se fait architecture. L’esprit de Gordon Matta-Clark n’est pas loin – son œuvre apparaît d’ailleurs dans les photographies d’Alvin Baltrop.
L’espace continue à se dessiner : un labyrinthe (the maze), une rue (the street) et un chemin vers le tréfonds de nos inconscients dans les sous-sols du bâtiment.
MONTRER L'ART
Le parcours est également ponctué de corps tour à tour contraints et libérés, présents dans des vidéos d’Anne Imhof ou encore de David Hammons et de Klara Liden, et absents, mais suggérés par plusieurs de ses blousons en cuir fétiches qui sont accrochés ici et là, comme des témoins, dans une pointe d’humour.
L’exposition soulève des questions sur ce qu’est l’art et ce que c’est que le montrer. Le passé et le présent voisinent, avec quelques points d’intensité, notamment la photographie des clairs-obscurs de Caravage prise par Wolfgang Tillmans au Museo nazionale di Capodimonte, à Naples. Une gravure de Piranèse, des dessins de Théodore Géricault apparaissent au fil de de la visite. Puis des échappées surgissent, des points de vue inédits sur les abords souterrains du Palais de Tokyo, un plongeoir avec vue sur un perchoir pour faucon, un rail qui épouse l’Orbe New York de l’autre côté du bâtiment, en pleine lumière. L’espace se déplie et s’étire.
Anne Imhof a été élevée dans une famille catholique, par des parents politiquement très engagés. « Elle a vécu dans une tension permanente entre conscience spirituelle et conscience du temps présent », souligne Emma Lavigne. L’artiste, qui vit à Francfort, raconte aussi sa résidence en 2014 à la Cité internationale des arts, à Paris, une année décisive dans son parcours – elle est parvenue relativement tard à la pratique qu’elle a aujourd’hui. Pierre Huyghe et Philippe Parreno exposaient alors en même temps, respectivement au Centre Pompidou et au Palais de Tokyo. « C’est là que j’ai recommencé le dessin, après plusieurs années passées plutôt dans le monde de la musique », précise-t-elle. Sa familiarité est grande avec la ville de Paris, avec son histoire et sa culture. Par ces « Natures mortes » – l’intitulé de son exposition polyphonique au Palais de Tokyo –, Anne Imhof exprime une mélancolie profonde, dans toute l’intensité du temps présent.
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« Carte blanche à Anne Imhof, Natures mortes », 22 mai-24 octobre 2021, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, 75016 Paris, palaisdetokyo.com