Alors que les licenciements consécutifs à la pandémie de Covid-19 ont mis à mal les effectifs des musées aux États-Unis et en Europe, un pays continue de recruter activement. Après une courte pause au début de l’année 2020, les musées chinois ont repris leurs activités. Les nouvelles institutions et celles en projet recrutent, notamment à l’étranger. Quatre musées chinois ont récemment annoncé la nomination d’Occidentaux à des postes de direction. Or, il est frappant de constater qu’ils sont tous des hommes blancs justifiant d’une faible expérience en Asie et que trois d’entre eux télé-travaillent depuis l’étranger.
LE M+ DE HONG KONG A NOMMÉ WILLIAM SMITH, ANCIEN RÉDACTEUR EN CHEF DU MAGAZINE « ART IN AMERICA », AU POSTE DE RESPONSABLE DU CONTENU NUMÉRIQUE ET ÉDITORIAL
Le nouveau musée privé By Art Matters de Hangzhou, conçu par Renzo Piano et financé par la marque de mode JNBY et son fondateur Li Lin, ouvrira ses portes à la fin de cette année sous la direction du super-conservateur italien Francesco Bonami, qui reste basé aux États-Unis, assisté d’un directeur adjoint sur place, Wu Tian. Le M+, le méga-musée de Hongkong tant attendu, a nommé William Smith, ancien rédacteur en chef du magazine Art in America, au poste de responsable du contenu numérique et éditorial. L’UCCA Center for Contemporary Art, implanté à Pékin, Shanghai et Qinhuangdao, a créé un poste de conservateur itinérant pour Peter Eleey, qui a quitté le MoMA PS1 de New York à l’automne 2020. Et Shai Baitel, le cofondateur israélien des centres d’art Mana Contemporary aux États-Unis, a rejoint le Modern Art Museum (MAM) de Shanghai en tant que premier directeur artistique, après avoir été le commissaire invité de l’exposition itinérante « Bob Dylan » en 2019.
Les conservateurs et les employés de musées chinois ne sont pas disposés à critiquer publiquement cette pratique, de peur d’être mis sur une liste noire, mais la frustration est générale. « À mon avis, la Chine manque de confiance en elle sur le plan culturel, surtout en ce qui concerne [l’art contemporain], déclare un responsable artistique formé en Occident, sous couvert de l’anonymat. Parce que les règles du jeu ont été établies par le monde occidental – la Chine n’avait pas ce type d’institution culturelle avant le siècle dernier. » Il souligne toutefois que le problème ne se limite pas au secteur muséal chinois. « C’est la même chose en Occident : la majorité du personnel travaillant dans les musées est féminine, mais les directeurs sont des hommes blancs », ajoute-t-il.
Cet eurocentrisme par défaut est un effet secondaire malheureux du « développement rapide » des musées en Chine, affirme un administrateur qui a travaillé dans plusieurs institutions dirigées par des étrangers. Pourtant, un Occidental choisi par des bailleurs de fonds privés, des tutelles publiques ou parfois des partenaires étrangers pour mettre un nouveau musée sur la carte est gêné en pratique par le fait que chaque document professionnel doit d’abord être traduit en anglais. Un leadership efficace nécessite « une communication forte, un guerrier, pour négocier à tous les niveaux », affirme cet administrateur. Sans maîtriser un minimum le mandarin, les dirigeants étrangers ne sont que des « marionnettes » : « Ils s’adressent aux médias, incarnent le musée et montrent qu’il est international, mais ce sont toujours d’autres personnes qui effectuent le véritable travail », poursuit-il.
CET EUROCENTRISME PAR DÉFAUT EST UN EFFET SECONDAIRE MALHEUREUX DU « DÉVELOPPEMENT RAPIDE » DES MUSÉES EN CHINE
Bien que le rythme des nominations d’étrangers ait été soutenu cette année, la pratique consistant à faire appel à des figures de proue masculines blanches pour diriger les musées asiatiques n’est pas nouvelle. Le conservateur espagnol Bartomeu Marí est devenu directeur du musée national d’art moderne et contemporain (MMCA) de Corée du Sud, financé par l’État, en 2015 (il est resté en poste jusqu’en 2018), malgré la controverse suscitée par une censure dans une exposition du Macba de Barcelone qu’il dirigeait. Le Français Larys Frogier dirige le Rockbund Art Museum de Shanghai depuis 2012, tandis que le Néerlandais Ole Bouman a été le directeur fondateur de la Design Society de Shenzhen, en partenariat avec le Victoria and Albert Museum, de 2015 à 2020.
Ce phénomène est symptomatique de la tendance à recruter des conservateurs occidentaux réputés – pour la plupart blancs et de sexe masculin – pour diriger les biennales et triennales asiatiques, mais également de la prédominance des artistes occidentaux dans les expositions des musées et les ventes aux enchères en Chine. De son côté, Sotheby’s a remplacé ces derniers mois les cadres asiatiques de sa salle des ventes de Hongkong par des spécialistes venant de ses sièges de Londres et de New York. Ces nominations diffèrent de celles de spécialistes de la Chine parlant couramment le mandarin qui ont travaillé pendant des années dans le secteur artistique. C’est pourtant le cas d’une autre recrue internationale de l’UCCA, la Suisso-américaine Holly Roussell, qui est experte en photographie contemporaine chinoise et en muséologie – elle était précédemment basée à Suzhou.
« IL SEMBLE DÉSORMAIS TOUT À FAIT NORMAL QUE CERTAINS MEMBRES DU PERSONNEL SOIENT BASÉS SUR D’AUTRES CONTINENTS »
Avec les restrictions de voyage imposées par la crise sanitaire, l’essor du télétravail a supprimé la nécessité traditionnelle – et la dissuasion éventuelle – pour un directeur étranger de se déplacer à travers le monde et de s’adapter au contexte local. « C’est peut-être l’un des avantages de la pandémie : il semble désormais tout à fait normal que certains membres du personnel soient basés sur d’autres continents », déclare l’administrateur et directeur général de l’UCCA, Philip Tinari, né à Philadelphie et l’un des spécialistes de la scène artistique chinoise les plus connus. C’est formidable d’avoir un collègue conservateur [à l’étranger] qui peut voir des choses et rencontrer des gens que nous ne pouvons pas voir pour le moment. » Le recrutement de Peter Eleey et Holly Roussell, ajoute-t-il, permet de s’appuyer sur leur expérience « dans des musées ayant une histoire plus longue que celle de l’UCCA » qui « nous offre un aperçu utile d’autres modèles institutionnels ».
Au MAM de Shanghai, le directeur artistique Shai Baitel continuera à travailler à distance après la réouverture des frontières chinoises, même s’il devrait passer « un temps considérable » à visiter le pays, a déclaré le directeur du musée, Derek Yu. La nomination de Shai Baitel s’inscrit dans la « perspective internationale » du MAM et dans sa « mission de passerelle culturelle entre la Chine et le reste du monde », explique Derek Yu, qui ajoute que Shai Baitel « a été invité à offrir de nouvelles perspectives et à se montrer provocateur et stimulant dans l’élaboration de notre programme d’expositions ». Shai Baitel affirme que son nouveau poste « a été accueilli avec enthousiasme par [ses] amis et [ses] pairs dans le secteur » et qu’« il n’y a pas une grande différence entre [son] travail au MAM de Shanghai et [son] précédent poste institutionnel ». Son mandat consiste à favoriser des « dialogues culturels diversifiés ». « L’art et la culture ont la capacité d’enrichir et d’ouvrir nos perspectives – la plupart des personnes qui travaillent dans le domaine de l’art y croient et privilégient les espaces qui le permettent », affirme-t-il.
Mais alors que les institutions occidentales sont pointées du doigt pour leur politique de recrutement discriminatoire et le manque de diversité au niveau des postes de direction, le stéréotype de l’autorité professionnelle blanche et masculine est toujours d’actualité en Chine. Le casting des patrons étrangers présents dans les émissions de télévision et les publicités se reflète dans le monde du travail, où les directeurs masculins blancs plus âgés sont assistés par des adjoints – toujours asiatiques et souvent des femmes – qui s’occupent des opérations courantes pour un salaire ou un crédit bien inférieur.
L’administrateur qui nous a parlé sous le couvert de l’anonymat raconte qu’il a travaillé avec un directeur de musée étranger dont le salaire s’élevait à « 150 000 yuans [environ 20 000 euros] par mois, plus le loyer, la scolarité des enfants, l’assurance santé familiale », – soit le double de ce qu’il gagnait en Europe et dix fois plus que le personnel local senior. Un directeur adjoint gagnait à l’époque 20 000 yuans [2 600 euros] par mois. Ce déséquilibre flagrant conduit « des personnes intelligentes et talentueuses à quitter le secteur très tôt, car elles ont l’impression de perdre leur temps ».
Il n’existe pas non plus beaucoup d’exemples de conservateurs asiatiques qui se lancent dans une carrière de globe-trotter en dehors du continent. Le fait qu’il n’y ait que quelques exceptions très médiatisées - comme Hou Hanru, le directeur artistique de MaXXI à Rome, et Wu Hung, professeur à l’université de Chicago – pourrait être considéré comme une preuve du «plafond de bambou», un terme inventé pour décrire la sous-représentation des personnes d’origine asiatique dans les postes de direction en Occident.
LE TERME « PLAFOND DE BAMBOU » A ÉTÉ INVENTÉ POUR DÉCRIRE LA SOUS-REPRÉSENTATION DES PERSONNES D’ORIGINE ASIATIQUE DANS LES POSTES DE DIRECTION EN OCCIDENT
Comment soutenir les employés des musées chinois qui espèrent gravir les échelons ? Selon notre administrateur, la multiplication actuelle des partenariats entre les musées chinois et internationaux pourrait en fait améliorer les perspectives de carrière des talents locaux en « formant les équipes, en utilisant un modèle d’apprentissage ». Une meilleure reconnaissance et rémunération des directeurs adjoints locaux et des conservateurs émergents seraient utiles pour lutter contre la fuite des cerveaux. Il en va de même pour les programmes permettant aux professionnels asiatiques de se faire connaître à l’international, comme les postes de conservateurs adjoints de la Tate dédiés à la Grande Chine, parrainés par la Robert H. N. Ho Family Foundation basée à Hongkong. Le Centre Pompidou avait aussi recruté en 2016 le commissaire d’exposition chinois Yung Ma, qui a quitté l’institution en février 2020. « Les musées doivent se considérer comme des camarades et non comme des concurrents », affirme l’administrateur.