« Ah! Qu’on me le montre, le coco qui me fera le portrait d’Hannibal. Et le dessin d’un fauteuil carthaginois ! Il me rendra grand service. Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte. » Gustave Flaubert avait prévenu : lui vivant, jamais on ne l’illustrera ! « Plutôt rengainer le manuscrit indéfiniment au fond de mon tiroir », écrivait-il dans sa correspondance. En parcourant les salles de l’exposition de Rouen, on ne peut s’empêcher de penser qu’il avait tort. Ou peut-être avait-il prévu qu’après sa mort, de nouvelles formes d’expressions pourraient justement révéler tout le flou du « mirage » recherché. De fait, ce n’est qu’à partir de1880, une vingtaine d’années après la parution de Salammbô, que les artistes s’emparent véritablement de l’épopée flaubertienne, de ses couleurs, de ses matières. De même que l’auteur normand s’était immergé dans le matériau archéologique, une myriade d’artistes se sont imprégnés de l’atmosphère indéfinissable du roman jusqu’à l’ensorcellement. Georges-Antoine Rochegrosse se distingue parmi la multitude d’illustrateurs talentueux qui s’est mesurée à Salammbô.
Tout ce que le XIXe siècle finissant compte d’artistes décadents s’empare de Salammbô, qui devient l’égérie vénéneuse de la génération symboliste.
Se sentant investi d’une véritable mission depuis sa rencontre, jeune adolescent, avec Gustave Flaubert, il se lance dans une édition illustrée qui paraît chez Ferroud en 1900. Des planches originales exposées – avalanche de guerriers, d’éléphants, de bijoux, torrents de sang et de feu – émanent une puissance évocatrice que même les plus réfractaires à l’art pompier risquent d’apprécier en secret. Pour nourrir son inspiration et rendre plus palpable le caractère talismanique du texte original, Rochegrosse crée des éléments du décor « en vrai », avec la complicité de son épouse. Le voile sacré de la déesse Tanit, le « zaïmph », brodé par Marie Rochegrosse, vaut à lui seul le déplacement.
Un personnage iconique
L’illustration déborde ainsi du livre, et la démesure des images que son héroïne suscite gagne bientôt la scène. Guy de Maupassant parlait à son propos d’un « opéra en prose »; Gustave Flaubert lui-même rêvait d’une adaptation lyrique. Hector Berlioz étant trop occupé par Les Troyens, Émile Perrin, le directeur de l’Opéra, sollicita Giuseppe Verdi et Théophile Gautier. Après de longues années de gestation, finalement composé par Ernest Reyer sur un livret de Camille du Locle, l’opéra n’est créé qu’en 1890. Le succès est phénoménal, et le public, attiré par une séduisante affiche signée Alfons Mucha, se précipite pour entendre – et voir – Rose Caron dans le rôle-titre, couverte de mystérieuses parures pseudo-orientales.
Tout ce que le XIXe siècle finissant compte d’artistes décadents s’empare de Salammbô, qui devient l’égérie vénéneuse de la génération symboliste, du méconnu Gaston Bussière à Richard Burgsthal en passant par Carl Strathmann et Franz von Stuck; son succès dépasse les frontières et celle des arts. Auréolée d’un parfum de scandale, Carthage conquiert le bal des Quat’z’Arts, les plateaux de cinéma, la photographie, la bande dessinée. Flaubert s’inquiétait qu’une image puisse réduire Salammbô à une seule femme. Qu’il soit rassuré, plus de mille Salammbô hantent le musée des Beaux-Arts de Rouen jusqu’à l’automne.
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« Salammbô.Fureur! Passion! Éléphants ! », 19 mai - 19 septembre 2021, musée desBeaux-Arts, esplanade Marcel-Duchamp, 76000 Rouen.