Une centaine de savons sont empilés sur une palette en bois. Sur chacun, Taysir Batniji, né à Gaza en 1966 et qui vit aujourd’hui à Paris, a fait graver, en arabe, le dicton « Dawam el Hal Men al Mohal », qui signifie « Rien n’est permanent ». Les visiteurs sont invités à repartir avec un pain de savon, afin que l’œuvre se dissémine. Plus de cinquante autres pièces, produites ces vingt-cinq dernières années, sont réunies et dessinent en creux l’autoportrait d’un artiste en exil, navigant entre Moyen-Orient et Occident, entre épanchement poétique et questionnements politiques, entre histoire personnelle et destin collectif. D’un pays à l’autre, d’une culture à l’autre, l’œuvre de Taysir Batniji invite au déplacement géographique, esthétique et mental.
En préambule à votre exposition, vous présentez une grande fresque de photographies, une sorte de chronique de vos déplacements, vos ateliers, votre famille, vos obsessions. Assumez-vous d’emblée l’ancrage biographique de votre œuvre ?
Oui, pour Frank Lamy et Julien Blanpied, les deux co-commissaires de l’exposition, comme pour moi-même, il était important de souligner l’importance de la dimension autobiographique de mon travail. Il fallait signifier que le monde et les choses sont vus à l’échelle d’un être humain, que même les événements d’actualité sont traités à partir d’une expérience personnelle. Les photographies ont été prises entre 2000 et aujourd’hui, dans des endroits où j’ai vécu, un peu partout dans le monde – Paris, Stuttgart, Vichy, Marseille, Brooklyn… Ce sont aussi parfois des lieux qui me rappellent mon pays : la plage à El Jadida, les rues de Beyrouth, le cimetière des martyrs de Sabra et Chatila… Il y a les photos de mes différents ateliers, mon premier studio à Paris dans le quartier du Sentier, qui est le premier endroit où j’ai pu me poser après mon arrivée en France.
Certains motifs reviennent souvent : le trousseau de clés, les aéroports, les avions, les bateaux, les drapeaux français et palestiniens… Tous rejoignent les thématiques de mes œuvres : le déplacement, l’exil, l’effacement, la perte et la quête du lieu originel… Dans cette timeline, ma famille française – mes enfants et mon épouse – prend une large place. La photo de ma mère, prise dans les années 1990 et posée sur ma table de travail, me rappelle que je n’ai même pas pu me rendre à Gaza en 2017 pour assister à son enterrement. Pour l’accrochage de ce projet photographique en cours, que j’ai intitulé Chez moi, ailleurs, en écho à la série Gaza, journal intime/Chez moi que l’on retrouve dans l’espace d’exposition, j’ai privilégié, non pas la chronologie, mais les résonances formelles ou thématiques entre les images. Cette composition hétéroclite et ouverte est à la fois un journal du dedans et du dehors, une œuvre qui souligne la frontière poreuse entre ma vie ici et ailleurs, entre la sphère intime et la sphère publique.
Le public français vous connaît surtout à travers vos photographies, en raison de la très belle exposition que vous avez présentée aux Rencontres d’Arles en 2018. Mais votre accrochage montre une pratique très multidisciplinaire…
En réalité, j’ai commencé par la peinture et le dessin, ce dernier restant très présent dans ma pratique quotidienne. J’ai suivi une formation académique à l’Université nationale An-Najah de Naplouse en Palestine, puis j’ai continué à l’École nationale supérieure d’art de Bourges, de 1995 à 1997. C’est à partir de cette période que je me suis ouvert aux volumes, aux installations, à la performance, et que j’ai réfléchi à la manière de traiter à distance les événements de l’actualité, de l’histoire, du politique à travers des questionnements formels, conceptuels, esthétiques…
Je recouvre le sol de copeaux de crayon rouges, comme un champ de fleurs couleur sang. pour réaliser cette pièce, j’ai taillé 500 crayons à papier pendant cinq jours
Être artiste à Gaza dans vos jeunes années, ça n’a pas dû être simple…
Il m’a fallu me battre. Ma famille, pour la plupart des commerçants, n’était pas très enthousiaste à l’idée que je continue dans une voie qui, pour elle, ne débouchait pas sur un métier tel qu’ils l’entendaient. Le contexte ne s’y prêtait pas non plus. Mais j’ai persévéré et, à vrai dire, j’étais jeune, mais très actif. J’ai participé en Palestine à des expositions, j’étais membre de la Ligue des artistes palestiniens, j’ai enseigné…
Vous avez obtenu votre naturalisation française en 2012. Une œuvre évoque de façon à la fois sobre et saisissante cette quête d’identité.
ID Project est une œuvre qui retrace mon parcours administratif, documents et lettres à l’appui, depuis mon arrivée en Europe dans les années 1990 jusqu’à l’obtention de la nationalité française en 2012. Avant la création de l’Autorité palestinienne, c’est-à-dire avant 1993 et les accords d’Oslo, il fallait, pour voyager, un laissez-passer délivré par Israël, valable un an et sur lequel il était inscrit, face à la case nationalité, le mot « undefined ». Après Oslo, nous avons eu notre propre passeport, mais celui-ci, en dehors de sa couverture, était carrément dépourvu de nationalité ! La question était ainsi « réglée » : le Palestinien devient apatride.
Quant à ma demande de naturalisation française, faite entre 2010 et 2012, il a fallu que je prouve mes ascendances. Mes parents sont nés avant la création d’Israël, en 1931 pour mon père, et en 1933 pour ma mère. J’ai donc communiqué à l’administration française leurs états civils sur lesquels il est écrit « né à Gaza, Palestine, en… ». Le fonctionnaire chargé de mon dossier m’a répondu qu’il ne lui était pas possible d’indiquer « Palestine » comme pays de naissance, cette dénomination n’étant plus utilisée depuis 1948 (c’est-à-dire depuis la création de l’État d’Israël). Il a fallu biffer le mot Palestine d’un coup de blanc correcteur. Ma filiation parentale était ainsi niée. La phrase de l’employé de la préfecture de Paris m’a fait l’effet d’un couperet, c’est pourquoi j’ai décidé de la graver, telle quelle, dans le granit. À toutes les étapes, il y a un schisme sur la construction de mon identité. Quand j’ai finalement obtenu ma naturalisation française, en 2012, j’ai tenu pour la première fois en main un document où m’était attribuée une nationalité. Mon passeport français expire en 2022. Qui sait ce que l’avenir me réserve ? Cette œuvre aura peut-être une suite dans le temps…
Vous avez longtemps vécu partagé entre la France et la Palestine, mais à partir de 2006, vous vous êtes installé à Paris, avec votre épouse qui est française, puis avec vos deux garçons. Retournez-vous souvent en Palestine ?
Je suis retourné brièvement à Gaza en 2011, puis en 2012 avec mes enfants et mon épouse. Depuis, la frontière est presque toujours fermée. Et même si l’on parvient à entrer, par l’Égypte notamment – aucun Palestinien ne peut plus transiter par Tel-Aviv depuis fin 2000 –, il est devenu très compliqué d’en sortir. Je ne peux pas me permettre de rester bloqué là-bas des mois entiers. La plus grande installation de l’exposition, Hannoun (« coquelicot », en dialecte palestinien), reconstitue, à l’échelle 1/1 et de façon allégorique, mon atelier de Gaza laissé à l’abandon. Je recouvre le sol de copeaux de crayon rouges, comme un champ de fleurs couleur sang. Pour réaliser cette pièce, que j’ai activée ici pour la huitième fois depuis 2009, j’ai taillé 500 crayons à papier pendant cinq jours. Cette performance dans le temps, pendant laquelle je suis seul dans cet espace duquel je m’extrais, prend une tournure méditative. Une fois le sol jonché de corolles, il n’y a plus de possibilité de retour, à moins de défaire l’œuvre en devenir.
Le geste que j’ai choisi pour réaliser ce travail s’inspire d’un souvenir d’enfance. À l’école, quand j’étais petit, le système éducatif misait essentiellement sur la répétition et l’apprentissage par cœur. Pendant les vacances, il fallait copier plusieurs fois à la main certaines pages de nos manuels scolaires. Je reportais toujours cette corvée et passais mon temps à tailler mon crayon sous prétexte qu’il n’était pas assez aiguisé.
Il y a la disparition des lieux, et celle des êtres chers. Dans vos œuvres, on est souvent à la frontière entre le visible et l’invisible. Je pense notamment au travail fragile et poétique intitulé To my Brother (2012), dédié à votre frère, tué sous vos yeux par un sniper israélien lors de la première intifada à Gaza en 1987. Vous aviez 21 ans, il en avait 26 et venait de se marier.
Après la disparition de mon frère, j’ai retrouvé le dessin au crayon d’un soldat israélien qu’il avait fait sur un morceau de papier le matin de sa mort, et qu’il avait effacé, ne laissant sur la feuille que des sillons. Il y a une phrase très belle, très juste de Georges Perec dans Espèces d’espaces : « Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. » J’ai été frappé par ces mots que j’ai détournés pour en faire le titre de mon exposition : « Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse ».
de nombreuses « sculptures » partent d’objets qui sont à portée de main : un trousseau de clefs, une valise, un sablier…
Pour revenir à l’œuvre que vous citez, et dont j’ai eu l’idée plus de vingt ans après cette tragédie, je me suis emparé d’un stylo sans encre afin de graver des sillons sur des pages immaculées. Ces traces convoquent des scènes extraites de l’album photo du mariage de mon frère, des images de vie très joyeuses où tout le monde danse et festoie. C’est une manière de conserver la mémoire sans laisser d’autres traces que le creux dans la feuille blanche, c’est un acharnement à se souvenir, c’est un jeu avec l’espace, le vide, le plein, la répétition, la récurrence. Cette œuvre impose une relation intime avec le spectateur. Si l’on se tient trop éloigné, elle apparaît comme une feuille de papier vierge; si l’on s’approche, on voit renaître les souvenirs. Je ne peux que citer Perec à nouveau, dans La Disparition : « Il y avait un manquant. Il y avait un oubli, un blanc, un trou qu’aucun n’avait vu, n’avait su, n’avait pu, n’avait voulu voir. On avait disparu. Ça avait disparu.»
L’œuvre instaure aussi un rapport charnel, corporel…
Oui, on est tenté de toucher le papier pour le lire, comme le braille des aveugles. Il y a peu d’œuvres qui dépassent l’échelle du corps dans mon travail. De nombreuses « sculptures » partent d’objets qui sont à portée de main : un trousseau de clefs, une valise, un sablier… L’échelle, c’est le corps. Quand je moule en verre le trousseau des clefs de ma maison et de mon atelier inaccessibles à Gaza, c’est comme une « cristallisation » de la mémoire d’un lieu perdu – j’emprunte ce terme à Julien Blanpied. Ces clefs sont désormais transparentes, invisibles, non fonctionnelles. Elles renvoient à une histoire beaucoup plus générale, car toutes les communautés, tous les peuples en exil conservent les clefs de chez eux dans l’espoir d’un retour. En 1948, après la guerre israélo-palestinienne, entre 700 000 et 750 000 Palestiniens ont été expulsés de leur terre et se sont réfugiés en Cisjordanie, dans la bande de Gaza et dans les pays avoisinants, comme la Jordanie, la Syrie ou le Liban.
Un grand nombre d’œuvres, réalisées à partir de photographies ou de captures d’écran, interrogent les conditions de leur visibilité. Qu’est-ce que l’image montre, qu’est-ce qu’elle cache ou révèle ? Peut-elle encore représenter le réel ? Vous oscillez entre le document brut et des œuvres beaucoup plus métaphoriques, où le traitement plastique interroge la valeur informative.
Il faut trouver la juste distance. Lorsque je photographie les murs de Gaza en 2001, aux premiers mois de la deuxième intifada, je garde la trace des messages trouvés sur ces murs – les mots, les dessins, les visages qui s’effacent à cause des détériorations, des arrachements, des recouvrements. Mais quand, en 2008, l’armée israélienne envahit et bombarde Gaza pendant l’opération « Plomb durci », je ne suis plus sur place : je vis en France et je dois recourir à un ami journaliste gazaoui pour qu’il me fournisse des photos des rues dévastées, des maisons détruites. Je redouble cette mise à distance par une sorte d’humour du désespoir. J’inclus ces vues dans de fausses annonces immobilières : ces maisons en ruines sont à vendre avec les commentaires « Vue sur la mer » ou « Environnement calme »… Pour le visiteur, il y a un décalage entre ce qu’il croit de loin reconnaître – des annonces immobilières types – et le contenu des images, qui est déceptif. C’est une façon d’échapper à la représentation médiatique des événements, à travers des filtres qui permettent de ne pas tomber dans la victimisation ni dans la stricte dénonciation politique.
Tout l’enjeu est de garder les yeux ouverts sur une réalité qui n’est pas représentable…
Oui, dans une vidéo que j’ai appelée Bruit de fond (2007), je me filme dans ma chambre à Gaza et je fixe l’objectif en essayant de garder les yeux ouverts le plus longtemps possible sur ce que je vois (et ce que je vis), à savoir une tombée d’obus aux abords de la ville. Le spectateur ne visualise rien de tout cela, il se retrouve face à mon visage en gros plan et il entend les explosions. Je cherche à rester stoïque lorsque se produisent ces déflagrations, mais rien à faire, mes yeux clignent. Un geste de résistance absurde.
Comment fait-on pour créer quand on change pendant des années de lieu, d’atelier, d’environnement ?
Eh bien, on intègre l’exil dans sa pratique artistique. J’ai toujours considéré comme important de me déplacer sans être lesté par des œuvres trop encombrantes. La photographie est née de cette nécessité. C’est un médium léger – il n’y a pas besoin d’atelier, on peut imprimer les images sur tous les supports. Je me suis longtemps contenté de diaporamas. Les tirages sont venus tardivement. Je réalise aussi souvent des œuvres qui tiennent dans une valise, quand ce ne sont pas des œuvres éphémères…
Si bien que la valise, comme chez Marcel Duchamp, devient elle-même œuvre…
Quand je remplis de sable les deux battants d’une valise que je laisse ouverte au sol, c’est pour signifier que pendant longtemps, j’ai vécu entre deux pays, la Palestine et la France. Des vers du poète palestinien Mahmoud Darwich évoquent ce sentiment : « Ma patrie est une valise, / ma valise, ma patrie ». Le sable, c’est friable, c’est le début et la fin de tout. On est poussière et on redeviendra poussière. Mais à partir du sable, on peut aussi construire quelque chose. On peut même mesurer le temps, si l’on en met dans un sablier. L’usure du temps m’obsède. Mentalement, je marche encore dans Gaza. Je me promène dans les rues. Je monte chez moi. Je rejoins ma chambre. Comme si j’y étais.
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« Taysir Batniji. Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse », 6 juin 2021-9 janvier 2022, musée d’Art contemporain du Val-de-Marne (MAC VAL), place de la Libération, 94400 Vitry-sur-Seine.