Organisée le 30 mai 2021, la vente par l’antenne marocaine d’Artcurial d’œuvres réalisées par deux artistes emblématiques de l’école de Casablanca dans l’hôtel Les Roses du Dadès, à Kelaat M’Gouna, a mis le feu aux poudres. À l’initiative du groupe Mamma (Mémoire des architectes modernes marocains), fondé en 2016 par Lahbib El Moumni et Imad Dahmani, et des ayants droit des artistes, une pétition a été adressée au ministère de la Culture marocain et à la Fondation nationale des musées pour demander le classement immédiat de l’hôtel d’où sont issues ces pièces. Il s’agit de plafonds peints par Mohamed Melehi en 1969 et de compositions murales en bois de cèdre sculptées par Mohammed Chabâa, fruits d’une collaboration avec les architectes Patrice de Mazières et Abdeslem Faraoui. La volonté de décloisonner les arts constitua le fer de lance d’une modernité qui, après l’indépendance du Maroc, avait pour ambition de se ressourcer au contact de traditions vernaculaires.
Des collaborations historiques
« Une intégration est spécifique, explique Lahbib El Moumni. Ces œuvres ont été conçues dans un cadre précis et dessinées au millimètre près, en collaboration avec des artisans locaux. » Bien que l’hôtel n’ait pu être classé, une procédure d’urgence lancée par le ministère de la Culture marocain a permis de classer la plupart des œuvres, leur interdisant de fait de quitter, depuis leur vente, le territoire national. « Une première ! », se réjouit Lahbib El Moumni.
Si elle constitue un cas d’école, cette vente ne doit pas occulter le travail mené en amont depuis plusieurs années par l’association Casamémoire et par les historiens d’art et commissaires d’exposition Maud Houssais, Fatima-Zahra Lakrissa ou Morad Montazami, répertoriant les intégrations disséminées sur le territoire marocain.
Nombreuses furent, dans les années 1970, les collaborations entre architectes et artistes, comme en témoigne le portail d’entrée de la Villa Zniber, à Casablanca, conçu par le sculpteur Olivier Seguin d’après des dessins de Jean-François Zevaco. L’architecte brutaliste Elie Azagury fit appel à la peintre Chaïbia Talal pour le bâtiment de Bank Al-Maghrib, à Agadir, et au sculpteur César pour un projet d’aménagement touristique à Cabo Negro, dans le nord du Maroc. Quant à Chabâa, chargé en 1976 du projet d’aménagement et de décoration du « Village de l’électricien » à Marrakech, il commanda à Mohamed Kacimi une toile monumentale, première œuvre intégrée du peintre.
Faute d’avoir été préservées, certaines de ces réalisations tombent aujourd’hui en décrépitude, quand d’autres ont tout simplement disparu. Pauline de Mazières, veuve de l’architecte Patrice de Mazières, regrette une prise de conscience bien tardive. « La loi marocaine est limpide, écrit-elle dans une lettre mise en ligne sur les réseaux sociaux : les acheteurs sont propriétaires des murs, mais aussi de tout ce qu’ils contiennent au moment de l’achat. » Et de rappeler que l’hôtel Les Almoravides, à Marrakech, « a été dépecé et massacré il y a quinze ans dans l’indifférence générale » ou que les hôtels Les Gorges du Dadès, à Boumalne-Dadès, et Ibn Toumart, à Taliouine, ont également vu leurs créations artistiques disparaître, sans susciter de réprobation.
De son côté, l’association Casamémoire, qui œuvre depuis vingt-cinq ans pour la préservation du patrimoine architectural casablancais de la première moitié du XXe siècle, fait figure de pionnière. Organisatrice des Journées du patrimoine de Casablanca, elle a obtenu son premier succès en 2000 : le classement du mythique Hôtel Lincoln. Mais la plupart des dossiers déposés auprès du ministère de la Culture (une centaine) restent lettre morte. « Il y a encore beaucoup de démolitions aujourd’hui, déplore la présidente de Casamémoire, Rabea El Ridaoui. Nous faisons face à un lobby de l’immobilier très puissant.» En 2015, l’association a constitué un dossier d’inscription au patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco, à ce jour sans réponse.
Nombreuses furent, dans les années 1970, les collaborations entre architectes et artistes. Faute d’avoir été préservées, certaines de ces réalisations tombent aujourd’hui en décrépitude.
Des artistes qui s’engagent
Plusieurs artistes s’emparent également de ces questions patrimoniales, à l’instar du photographe Hakim Benchekroun, « autopsiant les ruines » de l’époque coloniale dans des dispositifs photographiques qui superposent à des plans tirés d’archives les images de postes-frontières ou de mines désaffectées. « Il est important, précise-t-il, de créer du récit. » Quant au photographe François Beaurain, il mène un travail relatif aux cinémas marocains, en particulier au mythique cinéma Boujloud, à Fès. Sa décoration, dont l’artiste pense, en l’absence de document officiel, qu’elle fut réalisée par André Akerib et Louis Beaufils, aurait, selon lui, entièrement disparu lors de récents travaux de restauration. « Détruire cette salle construite en 1924, commente-t-il, c’est non seulement détruire un patrimoine, mais aussi une page d’histoire du Maroc.»
Ces prises de conscience font des émules, puisqu’une jeune doctorante en cinéma, Mariam El Ajraoui, a récemment lancé un appel pour sauver le cinéma Camera, à Meknès, qui comporte une immense fresque apposée par Marcel Couderc dans les années 1930. Au Maroc, le combat pour la sauvegarde du patrimoine architectural moderne ne fait que commencer !