Avec la tenue de la première édition d’Art Basel depuis juin 2019, les marchands ont exprimé leur soulagement d’un semblant de retour à la normale et certains ont enregistré des ventes à sept chiffres lors du vernissage VIP du salon. Pourtant, des galeristes confessent que la pandémie les a incités à repenser leur dépendance à l’égard des foires d’art internationales et les a rendus réticents à reprendre le rythme des voyages incessants qui était le leur avant la crise sanitaire.
Première grande foire d’art européenne depuis que des mesures de confinement ont été imposées en mars 2020, Art Basel était considérée comme un test décisif pour le marché de l’art européen durement touché au cours des dix-huit derniers mois. Avec Frieze à Londres, la FIAC à Paris et Art Basel Miami Beach, toutes programmées avant la fin de l’année, le succès d’Art Basel pourrait être rassurant pour les autres grandes foires.
« Les foires sont toujours essentielles, déclare Franck Prazan, de la galerie Applicat-Prazan à Paris. Mais on se pose la question de savoir à quelles foires il faut continuer à participer. Est-ce que j’ai encore envie de voyager huit fois par an ? Je vais devoir être sélectif. Il y a des considérations de vie que je ne prenais pas en compte avant le Covid-19 – il faut établir ses priorités. »
Dans les années précédant la pandémie, les foires représentaient près de la moitié des ventes annuelles des marchands, selon le rapport sur le marché de l’art mondial d’Art Basel et UBS publié en mars 2021. En 2020, ce chiffre a plongé à seulement 13%, alors que près des deux tiers des foires d’art prévues étaient annulées. Les confinements ont contraint les galeries, les collectionneurs et les maisons de ventes à se replier sur Internet. Avec pour conséquence une chute de 22% du marché mondial de l’art et des antiquités, pour atteindre 50,1 milliards de dollars [près de 42,8milliards d’euros] en 2020, soit la plus forte baisse depuis la récession de 2009.
LES CONFINEMENTS ONT CONTRAINT LES GALERIES, LES COLLECTIONNEURS ET LES MAISONS DE VENTES À SE REPLIER SUR INTERNET
Le retour d’Art Basel en présentiel (après dix Viewing rooms en ligne) annonce un nouveau départ, du moins du point de vue des ventes. Lors de la première journée VIP de la foire, mardi 21 septembre, Thaddaeus Ropac a vendu une œuvre de Robert Rauschenberg, Rollings (Salvage) (1984), pour 4,5millions de dollars. Hauser & Wirth a cédé une peinture de Philip Guston pour 6,5 millions de dollars et une sculpture de David Smith pour 5,5 millions de dollars. Lévy Gorvy a trouvé acquéreur pour une peinture d’Ellsworth Kelly à 3,5 millions de dollars et une nouvelle peinture de Günther Uecker réalisée spécialement pour Art Basel, vendue 1,6 million d’euros. « Tellement de transactions se font ici, se réjouit Emmanuel Perrotin, qui avait vendu les deux tiers de son stand le 23 septembre, deux jours après l’ouverture. Nous participons à des foires d’art pour donner une visibilité à nos artistes et pour présenter de nouveaux créateurs aux collectionneurs et aux conservateurs. Certains marchands se plaignent. Je leur dis : n’y participez plus ! S’ils veulent faire moins de foires, il y en aura toujours d’autres pour prendre leur place.»
Pourtant, même après les succès de cette semaine, « les foires d’art joueront un rôle moins important dans notre modèle économique », estime le cofondateur de Hauser & Wirth, Iwan Wirth, qui prédit « un avenir phygital – à la fois numérique et physique ». Et d’ajouter : « Nous devons encore découvrir quel type d’expérience physique souhaitent les collectionneurs. »
« LES FOIRES D’ART JOUERONT UN RÔLE MOINS IMPORTANT DANS NOTRE MODÈLE ÉCONOMIQUE »
Plusieurs marchands ont avoué avoir eu de l’appréhension avant Art Basel. « Nous n’avions aucune idée de ce qui nous attendait et nous étions très inquiets et, honnêtement, assez effrayés », déclare Stefan von Bartha, un galeriste bâlois. Il a vendu deux œuvres peu après l’ouverture de la foire, l’une de l’artiste dada suisse Sophie Taeuber-Arp et l’autre de son mari Jean Arp. « Nous ne nous attendions pas à ce que la foire connaisse un tel succès », confie-t-il a posteriori.
Soucieux de rassurer les exposants au début du mois de septembre, les responsables d’Art Basel leur ont envoyé un courrier affirmant « s’engager à organiser la foire dans les conditions actuelles, fermement convaincus de pouvoir le faire en toute sécurité ». Les organisateurs du salon répondaient à une lettre dans laquelle un certain nombre de puissantes galeries basées aux États-Unis exprimaient leur inquiétude quant à leur participation après que les autorités américaines ont émis un avis d’interdiction de voyager en Suisse.
« J’étais très inquiète compte tenu du risque lié à l’évolution de la pandémie et de la responsabilité d’organiser une foire à ce moment-là », a déclaré Alison Jacques, une galeriste londonienne. Pourtant, le premier jour d’Art Basel, elle a vendu une œuvre textile de Sheila Hicks pour 600 000 dollars et une peinture de Dorothea Tanning pour 350 000 dollars. Si le rythme de la foire a été moins effréné que les années précédentes, « cela ne signifie pas que les affaires sont plus lentes, note-t-elle. Nous avons rencontré des collectionneurs européens à un niveau qui en a fait une grande foire et nous avons eu le temps de parler aux gens. Nous en tirerons beaucoup de bénéfices à long terme. »
Edouard Malingue, dont il s’agissait de la première participation, est venu en avion de Hongkong, où une quarantaine hôtelière de 21 jours est obligatoire pour les arrivants. « Nous devons faire attention où nous allons et réduire le nombre de voyages que nous faisons, explique-t-il. Mais [Art Basel] a été incroyable. » Plusieurs marchands ont constaté que les collectionneurs américains étaient peu nombreux du fait des restrictions de voyage. Dominique Lévy, cofondatrice de Lévy Gorvy, suggère que la dimension plus régionale de la foire cette année pourrait indiquer la voie à suivre à l’avenir. « On ne peut pas s’attendre à ce que les gens voyagent aussi facilement dans un avenir proche – et cela pourrait constituer un changement d’habitude, pense-t-elle. Nous ne pouvons pas sauter dans un avion aussi facilement, à cause du temps, de l’argent et du risque pour la santé. Nous ne nous rendrons absolument plus à autant de foires. Nous nous posions déjà la question avant la pandémie.»
Certains marchands ont carrément choisi de ne pas participer cette année. Bien qu’elle s’attende à revenir à Art Basel à l’avenir, Sylvia Kouvali, de Rodeo, à Londres, affirme que la galerie avait décidé avant la pandémie de réduire sa participation globale aux foires. « Ce n’est pas une stratégie mais une question de qualité de vie, explique-t-elle dans un e-mail. Nous avons réduit notre style de vie pour le rendre plus lent et réfléchi. Quelqu’un m’a rappelé qu’en juin 2019, nous étions tous épuisés et nous nous plaignions. Nous ne voulons pas que cela se reproduise. Nous ne ferons pas d’autres foires en 2021. »
« NOUS AVONS RÉDUIT NOTRE STYLE DE VIE POUR LE RENDRE PLUS LENT ET RÉFLÉCHI »
Sunny Rahbar, le cofondateur de la galerie The Third Line, basée à Dubaï, a les mêmes sentiments : « Nous n’avons pas participé à Art Basel cette année car nous ne sommes pas encore prêts à faire des foires d’art internationales. Nous sommes encore en train de travailler sur la situation post-pandémie, c’était trop tôt pour nous. » Pour l’instant, la galerie s’en tient à Art Dubai et à Art Abu Dhabi et, si elle envisage de participer à nouveau aux foires d’art internationales, elle « sera beaucoup plus stratégique quant au choix des foires et de l’endroit où elles se tiendront, et nous réfléchirons aux moyens de le faire de manière durable », précise Sunny Rahbar.