Quel fut votre premier contact avec l’art ?
Les arts visuels étaient assez présents dans mon milieu familial, tout comme la musique. Il s’agissait plutôt d’artistes locaux à l’époque. Le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (Bozar) consacre en ce moment une rétrospective au peintre flamand Roger Raveel (1921-2013). Il n’habitait pas loin et organisait dans les années 1970 des happenings – dont un dans le centre historique de Bruges –, qui faisaient beaucoup parler de lui. Je n’avais que 7 ans au moment de ces performances, mais j’ai de vagues souvenirs que nous en parlions en famille. Les gens se foutaient de sa gueule : c’était « simpliste », « épigone du pop », « mon enfant sait faire ça »… On connaît les arguments. Mine de rien, ces actes et son discours pionniers trouvent un écho dans l’activisme écologique que l’on voit en art aujourd’hui. C’était la collision entre la tradition d’une ville très XIXe siècle et la contemporanéité. Dans le village flamand d’où je viens, Tielt, j’ai suivi des cours d’initiation à l’art, entre 10 et 18 ans – des années assez formatrices. Les professeurs étaient eux-mêmes artistes et nous parlaient aussi bien des Égyptiens, des Grecs que de Joseph Beuys ou d’Andy Warhol. C’était un apprentissage des formes un peu encyclopédique. Nous discutions aussi de la validité de l’art des idées, conceptuel, opposé à celui des formes. Cela donnait lieu à de grands débats.
Quel a été votre parcours ensuite ?
J’ai fait une thèse à l’université de Gand sur Marcel Broodthaers, plus particulièrement sur l’exposition « Musée d’Art moderne, Département des Aigles, Section des Figures » à la Städtische Kunsthalle de Düsseldorf, en 1972. Cela m’a ouvert les yeux et sensibilisé aux questions relatives à l’institution, à l’académisme, à la responsabilité de l’artiste… Puis je me suis intéressé aux artistes d’avant-garde, ceux qui aspirent à changer la société à partir de leur production artistique. Et c’est toujours le cas. Herman Daled [radiologue et grand collectionneur, né à Bruges et mort en 2020 à Ixelles] a eu vent de mon travail et m’a sollicité pour que je vienne travailler au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, où je suis resté six ans, en charge de la programmation d’art contemporain. J’ai ensuite pris la direction de la Kunstverein de Munich, puis j’ai travaillé à l’élargissement de la collection et aux expositions de l’Institut d’art contemporain, à Villeurbanne. En 2004, je suis revenu à Bruxelles pour fonder le WIELS avec Herman. Notre projet consistait à convertir un bâtiment de l’ancienne brasserie Wielemans en centre d’art contemporain.
Quelles motivations ont présidé à la création du WIELS ? Aviez-vous des modèles ?
J’avais quitté Bruxelles depuis dix ans. Je connaissais la situation morose du soutien à l’art contemporain dans les deux parties du pays. Du côté francophone, les regards se tournent vers la France ; du côté néerlandophone, on imite ce que font les Pays-Bas. Mais chacun avec des moyens nettement plus modestes. Il fallait inscrire le projet du centre d’art dans une dynamique de régionalisation progressive de la Belgique. Le bâtiment, monumental, a une superficie de 6 000 m2, bien plus qu’un centre d’art classique. J’avais participé à une expérience de résidences d’artistes à Berlin avant la chute du Mur, donc dans une ville enclavée. Héberger des artistes et leur permettre de travailler est une proposition généreuse, mais il était difficile de les faire émerger, de montrer leur travail à l’extérieur, de partager expérience et connaissance. Bruxelles n’est pas une enclave politique, mais une ville francophone isolée dans un environnement néerlandophone. J’avais à l’esprit le modèle de PS1, à New York, dans les années 1980-1990, bien avant qu’il ne passe sous l’égide du MoMA [Museum of Modern Art]. C’était alors le seul centre d’art fonctionnant avec des résidences d’artistes internationaux, qui disposaient d’un atelier durant un an. Il y avait un va-et-vient entre les artistes reconnus qui y exposaient et ceux logés dans les étages supérieurs, qui travaillaient sur place. Ce principe d’échanges était très fertile, tissant des liens pour la vie. PS1 était aussi une ancienne école, dont l’architecture est très éloignée de celle d’un bâtiment conçu pour présenter de l’art. Cela résonnait avec le projet du WIELS : accueillir des artistes (à raison de dix-huit par an aujourd’hui), montrer de l’art contemporain dans un bâtiment postindustriel qui n’est pas un white cube. On n’a rien inventé, mais regardé des modèles existant ailleurs. Le Palais de Tokyo, à Paris, en plein essor à ce moment-là, nous a aussi inspirés. Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans [ses directeurs de l’époque] avaient imaginé à la fois un lieu anti-académique, anti-institutionnel et une institution destinée à un public citadin, cosmopolite, non hiérarchique…
L’ouverture, une philosophie qui vous tient à coeur… d’autant que le WIELS est situé dans un quartier multiculturel de Bruxelles.
Le quartier est habité par une population d’origine étrangère, parfois précaire. Bruxelles est une ville riche par certains aspects, mais avec de nombreux quartiers modestes. Il a fallu inventer une institution à la hauteur de ces enjeux, créer un centre d’art en phase avec cette réalité, qui concilie la prestigieuse capitale de l’Europe et le bouillonnement, la diversité, la jeunesse de la société de demain. Ce type de choc se ressent autrement en Europe de l’Est, en Amérique du Sud, en Asie… La manière dont d’autres populations vivent la modernité peut nous apprendre beaucoup. La programmation et les résidences d’artistes internationaux sont liées. Nous avons à cœur de faire venir des artistes expérimentés qui soient les mentors des plus jeunes.
Le WIELS a acquis sa réputation en montrant des artistes tant internationaux que nationaux. Comment concevez-vous votre programmation ?
Dans les institutions qui nous entourent, la narration est toujours celle du XIXe siècle : c’est l’État-nation dans toute sa splendeur, avec tous les défauts que cela engendre. Les questions du Congo, des femmes, de la couleur, des classes sociales, ne sont jamais abordées. Je sais que mes collègues travaillent dans un contexte fédéral qui n’est pas évident. Il en résulte que, depuis cinquante ans, le public n’est pas amplement informé. Cependant, une large part de la population ne souhaite plus s’inscrire dans ce moule homogène qui, on le sait, est une fiction. On n’y adhère plus et, d’ailleurs, pourquoi le devrait-on ? Quand on a une vitrine aussi grande que le WIELS, on se doit d’affronter ces sujets qui animent la création contemporaine. Nous ouvrons ce récit, nous le déconstruisons, en regardant de près la culture populaire, qui évolue. Nous essayons d’élaborer une programmation avec des artistes exemplaires, qui ont changé ou changent vraiment notre conception d’une pratique artistique, au-delà de la création d’une esthétique. C’est un peu la marque de fabrique de la maison. Le monde des formes vient après ceux qui ont modifié notre regard par une attitude. À travers nos choix, nous cherchons à faire évoluer les mentalités du public, comme les pratiques des artistes. Notre réponse à la crise sanitaire a été d’exposer une figure révolutionnaire de 81 ans, Jacqueline de Jong, jamais montrée en Belgique. Nous publions à cette occasion le catalogue raisonné de son oeuvre. Les confinements nous ont contraints à reporter des expositions, mais aucune n’est annulée. À l’automne, Marcel Broodthaers sera exposé pour la première et unique fois au WIELS. Avec ses plaques en plastique, il est l’un de ceux qui ont anticipé les manipulations via le langage, omniprésentes à l’ère actuelle de la post-vérité. Occasion aussi pour nous de publier le catalogue raisonné de ces plaques. Les expositions ne servent pas juste à mettre au jus le public sur les productions artistiques, nous y ajoutons des couches critiques. En général, nous demandons aux artistes de concevoir leur propre exposition.
Vous dénoncez volontiers une certaine vision de la culture : événementielle, datée, très éloignée de l’idée que vous vous faites des missions du WIELS…
En 2020, nous avons montré Wolfgang Tillmans, dont c’était, si incroyable que cela puisse paraître, la première exposition dans une institution publique en Belgique. Sur ce territoire, il reste possible de faire des choix marquants sans être très inventif : Bruxelles est tellement arriérée en termes de programmation ! Pourquoi Broodthaers est-il parti en Allemagne ? C’était un exil intellectuel. Dans un pays scindé en deux, les nationalismes mutuels ont, depuis des années, appauvri les perspectives. La nouveauté est apportée par ceux qui viennent d’ailleurs, qu’il s’agisse de l’immigration ou des institutions internationales. Cela fait un mix assez tendu, mais très intéressant. Au WIELS, nous essayons d’aborder cette réalité, à travers par exemple l’exposition « Le Musée absent » [avril-août 2017], qui pose la question : comment une institution devrait-elle réagir aux changements que nous observons, face à la crise migratoire, à la destruction du patrimoine par Daech, au pillage du musée du Caire, de la ville de Bagdad… Par le passé, les civilisations ont été confrontées à des situations de changement climatique, de conflits philosophico-religieux. Aujourd’hui, si les musées ne s’emparent pas de ces questions, alors quelle est leur fonction ? Avec la pandémie, le monde virtuel a pris le pas sur la vraie vie. Que signifie cette réduction de nos vies confortables, contrôlées par des algorithmes plutôt que par l’imprévisibilité, qui était l’idée d’origine – inclure le hasard dans les calculs ? S’intéresser à l’imprévisible, c’est aussi s’interroger sur les enjeux que suscite la crise écologico-environnementale à l’ère anthropocène.
Le WIELS a fêté ses dix ans d’existence en 2017. Quelles expositions marquantes retenez-vous, celles dont vous êtes le plus fier ?
J’espère qu’elles ont toutes été marquantes ! C’est plus facile de retenir des monographies. L’exposition Mike Kelley en 2008 a marqué les esprits. Conçue par lui de A à Z, c’était une leçon de l’artiste américain à ses aficionados, peu de temps avant sa disparition. Certaines expositions de groupe nous ont aussi nourris, intellectuellement et sensuellement. Francis Alÿs [en 2010] a été une étoile filante, alors que personne ne connaissait son nom en Belgique : moment initiateur pour le public, c’est l’exposition qui a accueilli le plus de visiteurs. Les deux communautés le revendiquaient, car il est néerlandophone et francophone ; mais lui se dit mexicain… pour ne pas être nationalisé, naturellement. Je pense aussi à Anne Teresa de Keersmaeker ou à Ann Veronica Janssens, pour lesquelles ce fut la première exposition à Bruxelles [respectivement en 2009 et 2015]. Il s’agit d’artistes belges incisifs qui n’ont pas connu d’historicisation. Ces expositions ne sont pas forcément les plus appétissantes pour un grand public, mais nous cherchons à mettre en avant la spécificité de tel ou tel artiste, le mouvement dans lequel il se situe. Pour Rosemarie Trockel [en 2012], nous concentrer sur ses collages a permis de révéler à quel point elle est définie par le surréalisme, qui continue de bourdonner à Bruxelles… Dans une version excessive, révolutionnaire – Georges Bataille plutôt qu’André Breton. Les questions de métissage, d’hybridation intellectuelle ou physique par l’exil m’intéressent aussi au plus haut point.
Comment avez-vous traversé cette période de pandémie, avec la fermeture du WIELS ?
La pandémie constitue une césure extrêmement brutale par rapport à la mobilité que nous avons connue à l’ère de la globalisation. Espérons néanmoins retrouver l’internationalisme, le cosmopolitisme, la mobilité des personnes et des idées. En termes de moyens, nous bénéficions de fonds publics, mais aussi de mécénat privé. La situation que nous avons traversée et qui perdure a porté un coup rude à ce type de financement. Fragilisés économiquement, nous pouvons tenir jusqu’à la fin de l’année 2021, mais je ne suis pas sûr que nous pourrons conserver un tel niveau de soutien à l’avenir. Si la main publique a aidé à faire le pont, la sociabilité liée à la culture a pâti du confinement et, avec elle, nos ressources privées. Nombre de nos partenaires sont dans une situation d’appauvrissement structurel. Pour tout ce qui relève du spectacle vivant, c’est dramatique. Nous avons aidé le plus possible des collègues. Dans la sphère des arts visuels, la difficulté est de susciter une attention. Si un total déconfinement survient à l’automne prochain ou peu après, j’espère que les lieux culturels seront alors mieux considérés, que leur intérêt pour la communauté semblera plus important que le seul contact VIP ! Car une simulation virtuelle ne génère que des expériences pauvres.
La scène bruxelloise s’est enrichie depuis la création du WIELS. Certains ont parlé d’un nouveau Berlin. De plus en plus d’artistes, notamment français, s’installent outre-Quiévrain… Comment analysez-vous cette évolution ?
Les loyers ont augmenté considérablement depuis quelques années, mais, pour un étranger, cela reste très abordable. L’arrivée de la Commission européenne a changé la donne : de nombreux fonctionnaires se sont installés dans la ville, des gens cultivés, avec des aspirations autres. À Bruxelles, les identités diasporiques sont de plus en plus présentes, les Européens de l’Est se sont massivement ajoutés à la population. La rue est devenue plurilingue, ce qui s’entend particulièrement le week-end, lorsque les Belges sont à la mer ou à la campagne. Bruxelles se considère comme une ville française : le trajet en Thalys jusqu’à la gare du Nord est quasiment identique à celui en RER de la banlieue vers le centre de Paris. Quantité de jeunes artistes ont suivi un cursus en Belgique. Dans certaines écoles, près de 90 % des étudiants sont français ou franco-suisses. Ils s’implantent ici. Pendant très longtemps, les Belges allaient à Paris pour obtenir une reconnaissance. Bientôt, dans les expositions nationales, on verra des maîtres belgo-français.
Comment envisagez-vous l’avenir du WIELS ?
D’une certaine manière, nous l’avons anticipé dans « Risquons-Tout », mais l’exposition a été peu vue en raison de la crise sanitaire. Nous voulons créer des expositions-plateformes à intervalles réguliers, qui associeront à l’art visuel le cinéma, la performance, le discours – bref, l’interdisciplinarité pour laquelle Bruxelles est reconnue au niveau international. Et ce afin de nous démarquer du calendrier touristique – qui a probablement disparu pour un certain temps. Notre économie, précaire, consiste à travailler sur une localité tout en restant très international. Dans un avenir immédiat, les publics seront davantage de proximité. Pour autant, il ne s’agit pas de tomber dans une bulle autoproclamée. C’est une régression à laquelle aspirent certains politiques conservateurs, mais nous ne leur donnerons pas ce plaisir. Il faudra être inventif.