Quel a été votre premier contact avec l’art, enfant, au Cameroun ?
Dès mon enfance, je fabriquais des petites voitures en bambou. Au CM2, j’avais des cahiers de dessin dans lesquels je dessinais les coureurs du Tour du Cameroun, mais aussi les gigantesques grumiers, les camions qui transportaient les billes de bois dans la ville et qui me fascinaient. J’ai ensuite découvert à la bibliothèque du collège des œuvres de Titien, de Francisco de Goya, de Rembrandt. Leur dextérité dans le dessin m’a donné envie d’en faire ma profession, d’être un dessinateur, un artiste, un peintre. Je voulais intégrer une école des beaux-arts – pour moi, c’était comme Saint-Cyr ou Sciences Po. Après le cycle secondaire, je suis allé en Côte d’Ivoire parce qu’il n’y avait pas d’école des beaux-arts au Cameroun. Selon le président de l’époque, créer une telle école, c’était comme inciter les étudiants à la rébellion – il ne fallait pas ouvrir l’esprit des gens. J’ai choisi la Côte d’Ivoire car de nombreux Africains rêvaient d’y aller, y compris dans le domaine de la musique. C’était comme être à Paris. Dans ce pays, j’ai reçu un enseignement artistique très académique. Au bout de quatre ans, j’ai eu envie de changer : c’est ainsi que j’ai atterri à Grenoble.
Qui vous a conseillé de choisir Grenoble ?
Je suis allé à l’ambassade de France à Abidjan, et j’ai pris une brochure sur les écoles d’art en France. J’ai fermé les yeux et ai pointé du doigt au hasard trois écoles, à Bourges, à Dijon et à Grenoble. J’ai envoyé une demande de préinscription à ces trois établissements et j’ai reçu trois réponses. Seule l’école d’art de Grenoble m’admettait. J’y ai passé un entretien avec un jury qui m’a rétrogradé en deuxième année. Je l’ai d’abord très mal pris, puis je me suis dit qu’il était temps que j’apprenne autre chose.
Cet enseignement était quelque peu révolutionnaire pour vous…
Oui, il était totalement différent de celui dispensé à Abidjan. À Grenoble, on disait à l’étudiant qu’il était libre : de travailler avec son corps, de réfléchir, de faire des performances… J’ai donc commencé ma série Une autre vie, j’ai travaillé avec mon corps, fait des affiches, je me suis initié à Internet et à Photoshop. J’y ai appris beaucoup de nouvelles choses.
Ensuite, vous avez décidé de poursuivre vos études en Allemagne.
Il existait à Grenoble une bourse commune aux écoles d’art de France et d’Allemagne, la bourse de l’Ofaj (Office franco-allemand pour la jeunesse), que j’ai obtenue. J’ai été admis pour un semestre à la Kunstakademie de Düsseldorf, dans la classe du professeur Fritz Schwegler. À la fin du semestre, je suis rentré à Grenoble et j’ai soutenu mon DNSEP [Diplôme national supérieur d’expression plastique], que j’ai obtenu en 1997. L’année suivante, j’ai sollicité une autre bourse, celle de la DAAD (Deutscher Akademischer Austauschdienst). J’ai été à nouveau admis à Düsseldorf, mais cette fois auprès du professeur Klaus Rinke. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Tony Cragg, le professeur Jannis Kounellis… J’ai aimé l’enseignement à Düsseldorf, car l’étudiant se confronte avec des maîtres.
Est-ce à Düsseldorf que vous avez approfondi la question de la performance ?
J’ai en effet poursuivi le travail commencé à Grenoble, puisque Klaus Rinke lui-même réalisait des performances. Le fait d’être dans sa classe et de voir ce qu’il produisait m’a consolidé dans cette pratique. De 1996 à 1999, j’ai entrepris la série de performances Transit, qui se déroulaient dans les aéroports. J’ai fait huit Transits dans ma vie, puis d’autres performances face au public, comme celle sur la circoncision.
Vous avez été formé dans des écoles européennes. Quel est parallèlement votre rapport à l’art africain « classique » ?
Je n’ai pas décidé un jour de travailler sur l’art africain « classique », ni cherché à en rapprocher mon travail. C’est Christiane Falgayrettes-Leveau qui, pour l’exposition qu’elle préparait au musée du quai Branly, à Paris, a effectué un parallèle entre certaines de mes créations et cet univers de l’art africain. Mais aucune de mes pièces n’est inspirée des masques traditionnels. J’ai toujours créé par rapport à mes envies, à ce que je vivais au Cameroun, en France, à Düsseldorf, en résidence à New York… Je suis un artiste contemporain qui s’inspire du quotidien, de son environnement, de ce qui se passe dans le monde. Si un commissaire d’exposition peut prendre cette liberté de rapprocher mon travail à d’autres types de création, pour ma part, je n’ai jamais établi de parallèle avec l’art africain « classique ».
En revanche, vous avez emprunté le titre de certaines de vos œuvres à l’art classique occidental. Est-ce pour marquer en quelque sorte une permanence dans l’art ?
On peut dire ça. Il y a eu des sujets que j’ai eus à choisir et j’ai fait des références à l’art classique occidental, par exemple aux œuvres sur le Jugement dernier. J’ai aussi beaucoup étudié l’attitude des artistes pendant la Renaissance, leurs réactions lorsque la ville de Florence a connu des catastrophes, des désastres et des tragédies. De même dans l’art moderne, comment réagir face à Guernica ? Cela m’a vraiment inspiré.
Florence est l’un des berceaux de l’humanisme, et l’on dit souvent que vous êtes un artiste humaniste. Comment définiriez-vous l’humanisme du XXIe siècle ?
Qu’est-ce qui conduit aujourd’hui à ce que l’on me considère comme un artiste humaniste ? Est-ce parce que je suis curieux, que je m’intéresse à ce qui se passe ? Je ne sais pas. Je suis sensible à ce que nous vivons, au sida, au Covid-19, à Ebola. Je m’en inspire pour produire des œuvres, et c’est peut-être pour cela que l’on me considère comme un artiste humaniste. Je suis très attentif aux événements actuels. Je veux rendre hommage aux chercheurs pour ce qu’ils font, à ceux qui consacrent toute leur vie à ces épidémies. En même temps, je suis préoccupé par la qualité de la nourriture que nous consommons au quotidien. J’ai décidé de me lancer moi-même dans l’agriculture biologique, saine, parce que j’estime que la nourriture doit être d’une qualité pure. Je suis donc devenu agriculteur.
Ces préoccupations contemporaines et ces manifestations concrètes, c’est peut-être ce qui fait dire que je suis un artiste humaniste, parce qu’à côté de la réflexion, de la pensée, il y a en effet un rendu sur le terrain. Je suis revenu l’autre jour de Bandjoun Station [au Cameroun] avec des avocats plantés en 2014 que j’ai distribués à toute l’équipe de ma galerie [la galerie Lelong & Co.]. J’avais envie qu’ils profitent de cet instant, de goûter à un produit biologique que j’ai cultivé, et cela m’a beaucoup touché. Cela me plaît de ne pas traduire mes idées uniquement en peinture ou en dessin, mais d’en faire des actions concrètes.
Êtes-vous également sensible aux questions liées à la transition écologique ?
À l’exposition au musée du quai Branly, j’aborde le problème de l’eau dans le monde. J’y montre une installation sur ces problématiques qui me touchent beaucoup, sur la qualité de l’eau et son importance. Je suis en outre sensible à la question de la conservation de la graine mère en agriculture – à l’opposé de Monsanto, qui transforme les graines et oblige les agriculteurs français à utiliser ses semences. Je privilégie au contraire les graines que nos mamans, nos grands-mères ont toujours utilisées, en gardant quelques seaux pour l’année suivante. Monsanto et d’autres groupes industriels ne veulent pas que les agriculteurs gardent les graines mères. Il y a aujourd’hui une guerre des graines dans le monde, et je suis du côté de ceux qui luttent pour conserver la graine mère en Inde, en Chine, aux États-Unis, en Afrique surtout. L’Afrique reçoit beaucoup de dons qui sont truffés de graines transformées, ce qui va poser un problème grave à l’avenir. J’ai essayé de conserver les graines de nos mamans pour les haricots, le maïs que je cultive, et je souhaite que ces graines perdurent.
L’agriculture est l’une des activités menées à Bandjoun Station, le centre culturel que vous avez créé au Cameroun et qui accueille des artistes en résidence.
Des artistes du monde entier viennent y produire des œuvres tout en s’intégrant à la communauté dans laquelle ils vivent temporairement. C’est ce qui m’intéresse. J’ai connu Schloss Solitude [à Stuttgart] ou la Villa Médicis à Rome mais, à Bandjoun, il est nécessaire de développer un projet dans lequel peuvent intervenir les femmes qui vivent sur place, ainsi que les élèves des écoles, les lycéens, les personnes âgées. Une partie de la population peut, par exemple, jouer dans un film… Les projets vont vers la communauté, l’artiste doit travailler avec les habitants. Nous avons ainsi accueilli Kehinde Wiley, ORLAN et Pierre Ardouvin, l’école d’art de Strasbourg, des artistes du Sénégal ou du Congo-Kinshasa [République démocratique du Congo]. Nous ne voulons pas être un ghetto.
« Des artistes du monde entier viennent produire des œuvres à Bandjoun Station, tout en s’intégrant à la communauté dans laquelle ils vivent temporairement. »
Vous-même, travaillez-vous également là-bas ?
Mon atelier est à Bandjoun, mais pas à Bandjoun Station. Ayant un espace couvert de 400 m2, j’y crée des pièces monumentales, que je ne peux pas réaliser à Paris. Ainsi, les deux grandes chaises acquises par le Centre Pompidou ont été produites à Bandjoun, de même que toute l’installation de la Biennale de Venise [en 2015].
À Cannes, vous exposez des céramiques liées à la question des virus, que vous aviez réalisées en Chine pour l’exposition du Prix Marcel-Duchamp au Centre Pompidou en 2016. Vous aviez aussi créé des œuvres évoquant la condition des Afro-Américains aux États-Unis. Ces pièces ne sont-elles pas prémonitoires des événements qui affectent aujourd’hui le monde, comme la pandémie de Covid-19 ou le mouvement Black Lives Matter ?
En 2016, personne n’avait vraiment prêté attention à ce travail pour le Prix Marcel-Duchamp, à la problématique du virus dans la société que j’y abordais. En 2015, pour Urban Requiem, j’avais collaboré avec des associations qui m’avaient indiqué des slogans reflétant les préoccupations des gens habitant dans les banlieues des grandes villes et leurs problèmes. Dans cette installation présentée à la Biennale de Venise, il y avait une empreinte « Black Lives Matter ». Ces thèmes sont désormais apparus au grand jour. Je ne peux que me féliciter de ces inspirations que j’ai eues si tôt. C’est surtout quelque chose que je dois aux propos tenus par Albert Camus en 1957 : sa seule préoccupation, c’était de dire aux artistes qu’ils ont à jouer un rôle dans nos sociétés, que leur travail doit inclure une dimension sociale importante. J’ai compris cela comme une injonction, et je m’y suis attelé. Ainsi, à chaque fois que je me mets à créer, je pense à Albert Camus et au fait que mon travail doit être un engagement envers la société.
Comment analysez-vous le fait que les artistes africains ont de plus en plus de succès sur la scène internationale, de la Saison Africa2020 aux foires dédiées comme 1:54 ou Akaa ?
Cela tombe au bon moment, car les gens ont envie de voir autre chose dans l’art. J’ai aussi fait un constat personnel : depuis 2005,les artistes africains ont beaucoup plus de choses à dire sur notre société. Ceux qui subissent la dictature, la torture, que ce soit au Mozambique, au Gabon, en Éthiopie ou en Guinée, vivent des choses complètement différentes, qui les touchent et dont ils ont envie de parler. Aujourd’hui, globalement, le monde a besoin d’artistes qui ont des choses à dire sur notre société, parce que beaucoup de choses se passent très mal. La force de l’art africain contemporain est d’être dans la revendication, dans la critique par rapport à tout ce que les gens vivent. Et cela se voit. Quand un artiste [Gonçalo Mabunda] réalise un fauteuil avec des kalachnikovs, c’est fort parce qu’il vit ce qui se passe. Quand Romuald Hazoumè collecte des bidons pour parler de la gravité de la situation au Bénin et au Nigeria et du danger inhérent, ou qu’El Anatsui crée des œuvres en recyclant des objets, leur expression vis-à-vis de notre société est plus intense. D’où cette reconnaissance internationale qui arrive au bon moment.
À votre sens, les infrastructures pour l’art – musées, centres d’art, galeries – sont-elles aussi en train de se développer en Afrique ?
Les choses n’ont pas encore changé. Les artistes déplorent ce manque d’infrastructures et ont souvent décidé eux-mêmes de prendre la situation en main. Le projet « Wake up Africa », que Mostapha Romli (Maroc), Mansour Ciss Kanakassy (Sénégal), Vitshois Mwilambwe Bondo (RDC) et moi-même avons présenté pour Africa2020 à La Halle Tropisme, à Montpellier, montre que nous sommes des acteurs sur le continent. Face au manque d’espaces d’exposition, nous avons proposé des modèles. Les politiques ne s’y intéressent pas, mais les artistes n’ont pas voulu laisser la situation se dégrader : nous avons créé des centres, où les choses se font. À Bandjoun, en huit ans, nous avons organisé huit expositions, publié huit catalogues et accueilli deux cents artistes en résidence.
Les techniques auxquelles vous recourez sont nombreuses – peinture, aquarelle, dessin, céramique… Pendant le confinement, à l’Atelier Calder à Saché (Indre-et-Loire), vous avez réalisé des portraits au pastel, qui sont exposés pour la première fois à Cannes. La question de la forme paraît centrale dans votre travail…
Je suis artiste. Je dois rendre visible le discours par les formes. Toutes les techniques, de la céramique à la peinture, au dessin et à la sculpture, m’intéressent. Aucune n’est révolue. Ce qui compte, c’est la façon dont je les utilise pour exprimer les problématiques d’aujourd’hui. C’est ce qui fait la contemporanéité d’une œuvre. Je ne connaissais pas le pastel. J’ai eu envie d’essayer une nouvelle technique, de parcourir un univers différent. Je n’ai jamais négligé la démarche de continuer à découvrir des choses. L’artiste qui considère que telle ou telle technique est dépassée en art contemporain ne rêvera pas comme moi. Je suis attaché à la réalisation des formes par le créateur lui-même, la technique et la pratique sont donc importantes. Le confinement m’a amené à rechercher une nouvelle expression, et j’ai pris le portrait pour sujet. Il est très facile d’imaginer deux yeux, le nez et la bouche. Mais le décliner sur vingt compositions abouti à vingt expressions du visage différentes, vingt personnes avec lesquelles on peut communiquer. C’est ce que je voulais faire à l’Atelier Calder : j’étais tout seul, et je voulais échanger avec des gens.
« Toutes les techniques m’intéressent. Aucune n’est révolue. Ce qui compte, c’est la façon dont je les utilise pour exprimer les problématiques d’aujourd’hui. »
Vous avez ainsi créé un nouveau dialogue, rejoignant l’humanisme dont nous avons parlé.
Je n’y avais pas pensé, mais en fait c’est ça.
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«Désir d’humanité. Les univers de Barthélémy Toguo», 19 mai - 5 décembre 2021, musée du quai Branly – Jacques Chirac, 37, quai Branly, 75007 Paris.
« Barthélémy Toguo. Kingdom of Faith», 26 juillet - 14 novembre 2021, Centre d’art La Malmaison, 47, boulevard de la Croisette, 06400 Cannes.
« Barthélémy Toguo. Partages », 9 septembre - 23octobre 2021, galerie Lelong & Co., 13, rue de Téhéran, 75008 Paris.